Le combat pour l’âme de la Russie

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Pâques 1929

Le combat pour l’âme de la Russie

I

Après avoir triomphé à l’intérieur de la Russie de tous ses adversaires politiques organisés, le communisme voulait utiliser les mêmes moyens de lutte extérieure pour en finir avec l’Eglise. Mais il n’a pas réussi. Ses chefs ont été bientôt forcés d’avouer que « se battre contre la religion par la bombe et le bâton, c’était le moyen qui convenait le moins » (voir la brochure de Zyrianov: La propagande antireligieuse. Méthodologie, buts et contenu).

Au dernier Congrès des Soviets, Rykov a déclaré que, « lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour combattre la religion, les mesures administratives et les injonctions non seulement apportent rarement des résultats, mais sont nuisibles, car « elles peuvent facilement tomber sur les paysans et ouvriers qui, même s’ils sont favorables au pouvoir soviétique, n’ont pas encore rompu avec la religion ». Heurter ces couches sociales, à cause d’un « zèle administratif excessif » n’est pas un bon moyen.

A l’orateur, qui proposait de « cogner plus fort sur l’opium religieux », Rykov a répondu qu’« en proposant de remplacer les arguments et la lutte idéologique par le bâton », il révélait par là son incapacité à « démontrer à la population le caractère nocif de la religion » (Izvestia du 17 mai de cette année).

Le commissaire pour l’instruction, Lounatcharski, s’est exprimé sur l’aggravation du danger que représente l’Eglise si on la persécute (Religion et Instruction). Il dit ceci : « Une politique d’intolérance de notre part ferait entrer la maladie à l’intérieur. En frappant l’Eglise sur la tête, nous l’enfoncerions plus profondément, comme un clou. Il nous faut non pas frapper, mais extirper. Là, il nous faut user d’autres procédés, incomparablement plus subtils. Nous devons éviter de compter sur la force physique, sur la force du pouvoir de l’Etat : à l’égard de l’Eglise, nous devons craindre de mettre en mouvement cette force, nous devons nous comporter avec la plus grande prudence même pour des formes indirectes de la contrainte, et, par exemple, il faut même que ceux qui ont le pouvoir évitent de railler et de tourner en dérision ceux qui n’oseront pas répondre, parce que ce triomphe prématuré sur l’Eglise donne un zèle supplémentaire aux croyants, les irritent, les soudent aux prêtres, plus sérieusement qu’avant. Et ce martyre des prêtres, dans toutes ses formes, est pour nous le véritable poison. »

Mais, à côté de ces « procédés plus subtils », les détenteurs du pouvoir continuent à appliquer toutes les mesures de répression possibles, ce qui prouve que, s’ils se rendent compte eux aussi que les persécutions déclarées ne font que renforcer le prestige de l’Eglise dans la conscience populaire, en même temps ils ne sont pas en mesure de donner pleine liberté à l’Eglise, car cela signifierait pour eux une capitulation idéologique et donnerait à l’Eglise une possibilité d’influencer plus largement encore les masses populaires.

Pour juger de la situation de l’Eglise au moment présent, on accordera un intérêt particulier au décret, publié en avril de cette année, peu de temps avant Pâques, « Sur les associations religieuses ». Le président de la « commission pour les questions du culte », Smlidovitch a déclaré dans un entretien avec un collaborateur des Izvestia (11 avril), que « par cette loi désormais les organisations religieuses, quelles que soient leur appellation et leur orientation, étaient réduites à une seule et unique situation ». Il s’ensuit qu’on doit aujourd’hui mettre un terme à la situation qui existait depuis bien des années et qui faisait que l’Eglise patriarcale se trouvait pieds et poings liés tandis que les rénovateurs et les sectes jouissaient de tous les avantages possibles.

Un grand spécialiste du droit soviétique, le professeur Timachev, écrit dans Renaissance (13 mai) que ce décret « assure, semble-t-il, à la direction du patriarcat et des éparchies la légalisation de fait, intervenue à la suite du message du Métropolite Serge. » En témoigne aussi le retrait par un nouveau décret de la décision de 1923 sur le passage au nouveau style des « jours de repos », coïncidant avec les fêtes orthodoxes. « Désormais, écrit le professeur Timachev, les jours où l’Eglise fête la naissance du Christ, la Transfiguration du Seigneur et la Dormition de la Mère de Dieu, seront officiellement, des jours fériés. »

En conclusion de son article sur le nouveau décret, le professeur Timachev écrit : « La politique du pouvoir soviétique à l’égard de l’Eglise et de la religion est tout à fait tortueuse. Aussi ne savons-nous pas ce que demain nous apportera. Mais le jour d’aujourd’hui, marqué par le décret du 8 avril, ne doit pas nous effrayer plus que celui d’hier. La situation de l’Eglise demeure incroyablement difficile même après l’entrée en vigueur du nouveau décret. Mais en tout cas elle ne sera pas pire, si on la compare à celle qui prévalait avant sa publication. »

Ce qui prouve que la légalisation de la direction de l’Eglise patriarcale a été pour elle un bénéfice indubitable, c’est aussi la publication par le métropolite Serge, à Moscou, du Calendrier Orthodoxe pour 1929, qui est, apparemment, la première publication des autorités du patriarcat de Moscou. Dans le calendrier se trouve entre autres la confirmation que le métropolite Serge est parvenu à obtenir la libération de toute une série d’évêques emprisonnés. Dans la page concernant la direction suprême du Patriarcat de Moscou, on peut lire les noms de quatre évêques d’éparchies, « convoqués à tour de rôle à la session d’hiver du Synode patriarcal (1928-1929). » Tous les évêques nommés font partie de la liste des 117 arrêtés, liste qui a été reçue à l’étranger en 1927. Ce qui signifie que maintenant ils sont en liberté et dirigent leur éparchie.

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Dans tout « le travail systématique, qui a été mené pendant des dizaines d’années, pour détruire les préjugés religieux, qui freinent la construction de la nouvelle société communiste et paralysent l’énergie militante et la volonté de victoire et de lutte », selon les termes employés par Zyrianov pour caractériser la lutte contre la religion, le plus terrible semble être le travail méthodique sur les générations montantes, qui va de pair avec la création d’un système complet de mesures d’interdictions ayant pour but de priver l’Eglise de toute possibilité d’influence sur la jeunesse. Si les bolcheviks réussissaient à éduquer « la relève » dans un esprit athée, alors, de fait, au fur et à mesure de la disparition des vieilles générations attachées à la religion, la foi en Dieu s’éteindrait en Russie inévitablement.

Mais pour l’instant les bolcheviks n’ont pas obtenu de succès décisifs dans ce domaine. L’aveu tout récent de l’échec de « l’école areligieuse » et la mise à l’ordre du jour de la question du passage à un système antireligieux d’éducation, prouve que dans ce secteur du « front culturel » tout ne va pas, et de loin, pour le mieux.

Que la religion n’est pas prête à mourir, même ses adversaires sont obligés de le reconnaître. Par exemple, la Komsomolskaia Pravda du 27 avril de cette année, signalant un « important regain d’activité » des organisations religieuses, dit : « Le front antireligieux redevient l’objet de l’attention du parti et de l’opinion soviétique. Dans ce secteur, notre tâche la plus importante est de passer de la « campagne antireligieuse », avec ses attaques-choc, ponctuelles, à un travail systématique, continu, opiniâtre sur tout le front antireligieux. Il est indispensable de se rappeler que les cultes religieux de tout aspect et de toutes tendances sont pour nous d’anciens ennemis, très expérimentés, jouissant d’une énorme faculté d’adaptation aux nouvelles conditions sociales. Contre cet ennemi il faut mener une lutte opiniâtre, ininterrompue, impitoyable, mais une lutte culturelle, en utilisant avant tout toutes les ressources de la science contemporaine. »

Ce combat atteint une dimension particulière au moment des principales fêtes religieuses, Noël et Pâques. A en juger par les journaux soviétiques, la dernière campagne anti-Noël ne s’est pas révélée particulièrement réussie. Ainsi, par exemple, dans la Komsomolskaia Pravda du 28 mars, on parle ouvertement de son échec. La Krasnaia Gazeta [« Journal rouge »] du soir (30 avril de cette année) donne à l’échec des athées l’explication suivante :

« Si on feuillette le calendrier des éditions d’Etat, le luxueux, à deux roubles, ou le plus simple – à deux kopecks, rien de plus simple que de calculer le nombre de chiffres de couleur rouge, qui désignent les fêtes religieuses. Les grands personnages de martyrs et des collections complètes d’anges, d’archanges, de chérubins et des Vierges Immaculées sont répandus à pleines poignées tout au long des trimestres de l’année. Contentons-nous de rappeler deux moments cardinaux, solennels – Noël et Pâques – et c’est autour d’eux, toujours à la hâte, toujours avec du retard, que nous fabriquons notre campagne antireligieuse ».

« Aujourd’hui, quand les cloches des 155 églises « orthodoxes » vont commencer à faire retentir leurs basses et leurs sopranos de cuivre – il va falloir compter les armées des prêtres, répartir nos propres réserves et livrer, enfin, la bataille décisive sur le front religieux. »

« 155 églises, plus 41 temples pour les sectes, plus 13 synagogues juives, cela fera 209 lieux d’agitprop religieux. N’est-ce pas beaucoup, pour Leningrad, qui n’a que 82 clubs ouvriers, 16 théâtres et 47 cinémas ? En posant la question du réseau des établissements religieux, il faut en même temps étudier plus attentivement les forces vives des gens d’église, et leurs cadres militants. Conventionnellement on les appelle « les vingt » : en fait, autour de chaque église il existe un noyau de grands manitous, environ trente ou quarante personnes, mais les synagogues ont des conseils officiels de 75 personnes. Si étrange que cela soit, ces « vingt » sont insuffisamment connus et surveillés. »

« A Znamensk, par exemple, au nombre de ceux qui gèrent l’église de la ville, il y a des ingénieurs et des comptables ; dans les cathédrales Saint Nikolaï, Saint Serge et Saint Vladimir, pour s’occuper des bougies et des plateaux pour les aumônes, on peut trouver des médecins et des juristes, et dans les chœurs de quelques églises importantes on peut entendre des ténors, des barytons, sopranos et contraltos qui se produisent sur les scènes d’Etat. Il est temps de régulariser et d’organiser avec plus de clarté les relations des organisations soviétiques avec ces gens qui font partie d’unions professionnelles (syndicats). »

« Il ne peut être question de relations paisibles avec l’ennemi de classe. Cet axiome, répétons-le seulement devant ce contraste frappant que l’on observe quand on fait passer la vérité dans le domaine des faits religieux. Par exemple, il y a à Leningrad un Institut supérieur de théologie qui loue au département économique de l’Ermitage un appartement rue Khaltourine. Sans nous demander s’il convient à un musée d’Etat d’avoir de tels locataires, nous devons souligner la prospérité révoltante dans laquelle vivent les gens d’église. Pour un magnifique appartement à l’entresol ils paient en tout 92 roubles par mois, soit 62 kopecks le mètre ! Aux travailleurs, ces 150 mètres de surface habitable reviendraient au minimum à deux fois plus cher ».

En citant quelques faits de ce genre l’auteur de l’article s’exclame, indigné : « Allez dire après cela « que la haine pour l’ennemi de classe est un axiome ! »

« Avec ce soutien parfois dissimulé, parfois visible, la prêtraille a la possibilité d’améliorer ses moyens d’actions sur « la masse », de se débrouiller et de s’adapter à la situation actuelle. Ces derniers temps, dans les églises, on organise des débats, on utilise l’ambon pour une agitation antisoviétique voilée, et on voit dans les sermons se glisser entre les textes de l’Evangile des critiques de la politique d’industrialisation et des lamentations hypocrites et pernicieuses sur les difficultés économiques »

La souplesse des noirs ensoutanés doit nous forcer à adopter les jours ouvrables, concentrer l’attention sur la planification de l’agitation antireligieuse pendant les 52 semaines qui précèdent et qui suivent les grandes fêtes. Il va de soi qu’on doit régler leur compte aux bienfaiteurs dans les institutions mais les exigences des ouvriers sur la fermeture de plusieurs églises, doivent être exécutées aussi vite que possible. Il faut se souvenir que les pâtés antireligieux, s’ils sont cuits à la va-vite, ne sont pas digérés par la masse. Le feu vif, intense, dans les fours de l’agitation antireligieuse er de la propagande doit être entretenu pendant toute l’année. C’est seulement là qu’est le secret du succès de notre travail sur le front du combat contre la prêtraille. »

Les athées se comportent avec une haine particulière à l’égard de la « fête des fêtes » chrétiennes et la solennité des solennités, celle de la Résurrection du Christ. Un de leurs principaux chefs – Anton Loginov – signale dans un article intitulé « Le jour du mensonge séculaire » (Krasnaia Gazeta du soir du 3 mai 1929) « l’essence contre-révolutionnaire de la mission utopique dont le vieux monde de l’exploitation, condamné à la démolition et à l’extermination, charge le Christ». Loginov assure que « du point de vue du prolétariat conscient… chaque baiser pascal est un coup en traître, un coup bas contre la révolution. »

« Car la Pâque du Christ, c’est la fête de la fraternisation de classe. La Pâque, c’est une manœuvre contre-révolutionnaire, qui permet à la bourgeoisie mondiale de tenter d’arracher aux travailleurs la haine de classe, prête à la submerger dans l’ouragan révolutionnaire. »

« Créer des dispositions pascales chez les travailleurs, après avoir dissous et noyé leurs haines des parasites dans un flot sentimental de sentiments fraternels », – voilà en quoi, selon, Loginov, est l’objectif de la fête de Pâques.

« Briser l’unité de fer du front des travailleurs, détourner de la révolution le plus possible de gens, dérouter qui l’on peut de la position de classe, voilà quelle est la tâche, voilà quelle est l’intention de la religion, tâche qu’elle exécute mieux que les gaz asphyxiants, mieux que les chaises électriques et les potences ».

« Tout cela les prêtres le savent et le comprennent…Voici les airs qu’ils entonnent … au moment même où les sonneurs de l’église s’agitent pour sonner les cloches :

« Que la solennité nous éclaire et embrassons-nous les uns les autres »

– « A ceux qui nous haïssent, pardonnons tout par la résurrection » ;

– « Parlons fraternellement » – Voilà où nous mène la Sainte Pâque…Aujourd’hui – tout est fraternité. Aujourd’hui le loup embrasse l’agneau, le renard le coq, l’araignée la mouche. Et ils s’embrasseront à pleine bouche. Que l’ouvrier appelle frère son bourreau…Que le coolie chinois affamé et Chamberlain… se pardonnent l’un l’autre toutes les offenses, qu’ils les oublient et qu’ils s’embrassent dans un brûlant baiser fraternel ».

« Mais non, cela ne sera pas, dans le présent et à l’avenir, tant que n’aura pas disparu de la surface de la terre le nid de brigands des parasites, tant que ne sera pas effacée de la mémoire de l’humanité toute pensée de leurs violences contre les travailleurs. »

« Non, elle ne se refroidira pas notre haine des ennemis de la classe laborieuse. Qu’ils n’attendent pour eux ni pardon ni pitié. »

A l’heure où, des fenêtres des églises, jaillissent dans les rues des villes les sons des cantiques de Pâques, le globe terrestre résonne de notre appel retentissant : « Prolétaires de tous les pays, finissez-en au plus vite avec vos persécuteurs et avec les prêtres qui sont à plat ventre devant eux ! »

« Qu’ils rêvent à la résurrection. Mais l’ancien régime, nous l’avons basculé dans la fosse et il ne ressuscitera pas jusqu’à la fin des siècles. L’humanité libérée du joug du capital ne permettra à personne de mutiler sa conscience par l’opium de la religion. Et la foi en Dieu se dissipera comme la fumée, devant le socialisme célébrant sa victoire dans le monde entier »

« A bas l’esprit de Pâques »

Ces cris hystériques montrent à quel point les communistes ont conscience du danger que représentent pour eux la religion et son influence purement spirituelle sur les hommes. Combien ils voudraient en finir avec elle et à quel point ils se révèlent impuissants dans ce domaine le plus essentiel de la vie nationale !

Traduction Yves Avril

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