Le cri de l’Eglise russe
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LE CRI DE L’EGLISE RUSSE[1]
Paris, le 13 septembre 1927
Le message du Métropolite Serge (Stragorodski), qui actuellement dirige de fait l’Eglise orthodoxe russe, et l’émotion qu’il suscite dans les milieux orthodoxes hors frontières, est un fait infiniment plus important que le différend suscité par l’évêque de Sremci Karlovci. Le sens de ce nouvel épisode de la vie de l’Eglise de l’émigration est parfaitement clair. L’Eglise orthodoxe Hors Frontières accepte-t-elle finalement de partager le destin de martyre et de souffrance de l’Eglise orthodoxe en Russie ? Aujourd’hui est arrivé un moment décisif pour la conscience religieuse de la partie orthodoxe de l’émigration, moment dont dépend son avenir spirituel. Pour beaucoup de gens dans l’émigration le message du métropolite Serge et l’exigence qu’il a présentée au métropolite Euloge a été accueillie comme un appel, un ordre, une contrainte [pesant] sur la conscience. Et tout d’abord il faut dire que la signification intérieure de ce message est tout autre. Ne peuvent le comprendre que les gens qui ont vécu des années en Russie soviétique et qui sont donc capables de percevoir de l’intérieur et non de l’extérieur les événements qui se passent là-bas. Dans la réalité le message du métropolite Serge est un appel, cri, qui vient du coeur de l’Eglise orthodoxe en Russie, adressé à l’Eglise orthodoxe Hors Frontières : » Faites, enfin, quelque chose pour nous, pour l’Eglise-Mère, pensez à nous, allégez notre supplice, pour l’Eglise de Russie faites au moins quelque sacrifice : jusqu’à maintenant les paroles irresponsables de vos hiérarques / le concile de Sremci Karlovci/ nous ont conduits en prison, aux exécutions, au martyre, ont exposé l’Eglise orthodoxe de Russie au danger d’être complètement écrasée et anéantie, et elle disparaîtra à jamais. Le concile de Sremci Karlovci a été coupable de l’arrestation du Patriarche et des persécutions contre l’Eglise. J’étais alors à Moscou et je sais comment cela a été compris par les milieux orthodoxes de Russie. Il faut, enfin, comprendre la grande différence entre la situation de l’Eglise orthodoxe en Russie et celle de l’Eglise en émigration. L’Eglise orthodoxe en Russie est une Eglise martyre, qui continue jusqu’au bout son chemin de croix. L’Eglise orthodoxe en émigration n’est pas une église martyre, ses évêques ne savent pas ce qu’est le martyre, ils ont été habitués dans le passé à une situation dominante et privilégiée dans l’Etat, et à l’étranger ils vivent dans une atmosphère de liberté.
C’est une différence de situations manifeste pour tous. Mais il y a une autre différence qui n’est pas comprise par tous. L’Eglise orthodoxe en Russie est victime dans un tout autre sens et elle subit un martyre moral ignoré et souvent incompréhensible pour les milieux ecclésiastiques de l’émigration. L’Eglise orthodoxe en Russie, dans la personne de ses hiérarques dirigeants doit faire le sacrifice de toute sa beauté visible et de sa pureté, elle descend dans un monde qui se trouve dans une situation de péché mortel. Ce sacrifice s’accomplit pour le salut de l’Eglise orthodoxe et du peuple de l’Eglise en Russie, pour sa sauvegarde dans ces années d’épreuves terribles. Le métropolite Benjamin (Kazanski) a subi le martyr et son martyre était la manifestation de la beauté et de la pureté de sa personne humaine. Mais le patriarche Tikhon a été martyr dans un sens différent et son martyre était plus terrible et plus pénible. Au nom de l’Eglise, s’oubliant lui-même, le Patriarche Tikhon a accepté de sacrifier la beauté et la pureté de son image, a accepté de parler une langue qui pouvait chez beaucoup provoquer un rejet moral et esthétique.
Nous, ici, à l’étranger, en liberté, nous pouvons dire ce que nous voulons dans une langue pure et belle, nous pouvons nous imaginer que nous sommes des personnes au-dessus de toute compromission. Mais la beauté et la pureté de notre discours, l’intransigeance de nos déclarations, n’ont pas grand poids moral. Cela prend un tout autre poids là-bas, en Russie. L’intransigeance héroïque d’un homme isolé, prêt à affronter l’exécution, est très belle, probante et suscite nos sentiments d’admiration. Mais là-bas en Russie, il y a encore un autre héroïsme, un autre esprit de sacrifice, que les gens ont du mal à apprécier. Le patriarche Tikhon, le métropolite Serge ne sont pas des personnes privées, isolées, qui peuvent ne penser qu’à soi. Devant eux il y a toujours non leur destin particulier, mais celui de l’Eglise et du peuple de l’Eglise, comme un tout. Ils peuvent et doivent s’oublier, oublier leur beauté et leur pureté et ne dire que ce qui est salutaire pour l’Eglise. C’est un sacrifice personnel énorme. C’est ce qu’a fait le patriarche Tikhon, c‘est ce que fait le métropolite Serge. C’est le sacrifice qu’a fait autrefois saint Alexandre Nevski quand il est allé trouver la Horde du khan. Un homme isolé peut préférer un martyre personnel. Mais ce n’est pas la situation du hiérarque qui dirige d l’Eglise, — il doit affronter un autre martyre et faire un autre sacrifice. La liberté de parole est un grand bien. La principale justification de l’émigration c’est qu’il peut y avoir en elle un foyer de liberté de pensée.
Mais toutes ces catégories sont inapplicables dans la vie de l’Eglise. Il ne peut y avoir d’Eglise d’émigration. L’émigration est une notion politique ou un fait, mais ce n’est pas une notion d’Eglise. Il existe une Eglise russe à l’étranger, comme une branche organique de l’Eglise-Mère de Russie, elle n’a pas de source indépendante d’existence. Les milieux de l’Eglise dans l’émigration doivent prendre conscience que le double martyre de l’Eglise russe est son privilège religieux et moral par rapport à l’Eglise à l’étranger en ce qui concerne la liberté et la pureté de la parole, ce qui signifie seulement qu’elle se trouve simplement dans une situation meilleure, supérieure, et non qu’elle soit plus pure. Et ce don précieux de la liberté de parole, les cercles de l’émigration l’ont fort mal utilisé, ils ont créé aussi en liberté une prison, étouffant toute liberté de pensée. C’est ainsi que m’apparaît le sens moral du message du métropolite Serge.
Mais quelles conclusions pratiques en découlent. L’Eglise orthodoxe subit pas seulement un martyre qui la purifie, elle vit un des plus grands moments de son destin historique. Dans les tortures sanglantes elle se libère du pouvoir du règne de César. Nous vivons à une époque d’approfondissement de la conscience religieuse, de purification de l’Eglise des stratifications historiques qui l’ont défigurée. La rupture du lien obligatoire de l’Eglise orthodoxe avec la monarchie autocratique, qui pour une longue série de générations paraissait absolue et presque dogmatique quant à sa signification, est un très grand bien. L’Eglise s’élève au-dessus du règne de César, en quelque forme qu’il soit apparu, et elle peut exister dans n’importe quel environnement naturel et historique. Et en même temps elle agit dans l’histoire, est liée par des milliers de fils avec le pouvoir de César. De là la complexité infinie du destin historique de l’Eglise, sa souillure visible. L’histoire de l’Eglise est pleine d’ententes et de concordats qui ne sont pas moins pénibles que la loyauté à l’égard du pouvoir soviétique. L’Eglise s’efforcera toujours de christianiser tout environnement naturel et historique, toute société, tout Etat, toute culture, elle ne peut reconnaître pleinement et définitivement comme sien et chrétien aucun environnement naturel et historique, aucun Etat. Cet environnement naturel et historique, ce pouvoir de César, que l’Eglise a rencontré dans l’empire romain, ou dans la société féodale médiévale, ou dans l’Etat capitaliste du monde moderne, ne sont par eux-mêmes pas plus chrétiens que l’Etat ouvrier-paysan, que la société communiste, si elle se réalisait un jour. L’Etat capitaliste, du point de vue de l’Eglise chrétienne, n’a aucun avantage sur l’Etat socialiste. L’Eglise tâche seulement de l’intérieur à christianiser spirituellement tout milieu naturel et historique qui se présente à
elle et cela ne lui réussit toujours que partiellement, conséquence de la résistance du péché de l’homme. L’Eglise ne peut avoir aucun idéal politique, et ne peut se lier à aucun parti politique. L’idéal positif de l’Eglise du Christ est le règne de Dieu, c’est-à-dire, la transfiguration personnelle, sociale et cosmique, la divinisation : » un nouveau ciel, et une nouvelle terre « . Pour l’Eglise toutes les formes politiques terrestres sont passagères. L’Eglise est loyale à l’égard du pouvoir de l’Etat, même si le pouvoir est celui du César païen Néron ou le pouvoir du conseil des commissaires du peuple antichrétiens, mais seulement dans le sens qu’elle ne mène pas de combat politique, ne peut être l’une des parties dans les conflits qui se produisent dans le règne de César. Les appréciations de l’Eglise demeurent exclusivement religieuses et morales. Différente est la situation des membres de l’Eglise — orthodoxes. Eux, bien sûr, peuvent appartenir à divers partis politiques et mener un combat politique, ils peuvent être monarchistes, républicains — démocrates et même communistes, à la condition nécessaire d’une conformité de leur position politique avec les exigences de la conscience chrétienne. La loyauté à l’égard du pouvoir soviétique de la part de l’Eglise orthodoxe signifie seulement que l’Eglise ne participe pas au combat politique contre lui, ne peut pas donner sa bénédiction à aucune forme de combat, à part spirituel, que l’Eglise accepte le fait de la formation du nouvel environnement naturel et historique et peut seulement travailler à la christianisation de cet environnement de l’intérieur, en luttant spirituellement contre l’athéisme et la corruption, au nom de l’Eglise du Christ. Le pouvoir communiste est né dans un état de péché mortel, il a commis beaucoup de crimes : il a tué, torturé beaucoup de gens, il a perverti les âmes des enfants, a empoisonné par l’opium de l’athéisme l’âme du peuple. L’Eglise ne peut pas ne pas condamner le mal spirituel et le péché, ne peut pas ne pas lutter spirituellement contre la déchristianisation du peuple russe. Mais cela ne signifie pas que l’Eglise lutte politiquement contre le régime soviétique, contre l’Etat des ouvriers et paysans, cela ne signifie pas que l’Eglise a un penchant pour la contre-révolution et la restauration. La terreur pour l’Eglise est toujours pécheresse, qu’elle soit de gauche ou de droite, et elle peut la condamner sans se mêler à la politique. L’Eglise peut se concilier avec le communisme comme un fait naturel et historique, tout en tâchant de le christianiser. Mais l’Eglise reste inconciliable à l’égard de l’antichristianisme de l’idéologie communiste… Et cela ne signifie absolument pas que l’Eglise veut la restauration, le rétablissement de la monarchie ou du capitalisme. Qu’il y ait une société communiste, bien, mais qu’elle ne soit pas athée, pas inhumaine, qu’elle n’éteigne pas l’esprit, qu’elle n’empoisonne pas par la fureur et la haine, qu’elle ne soumette pas l’Eglise du Christ à la persécution. C’est la conscience de l’Eglise qui s’élabore en Russie à l’époque de la Révolution. Dans un certain sens justement l’Eglise peut mieux admettre que les divers groupes sociaux et les partis politiques le fait de la révolution qui s’est accomplie, justement parce que l’Eglise se tient au-dessus de la politique, au-dessus de la lutte des intérêts, qu’elle n’est pas de ce monde, que ses buts se trouvent dans l’éternité. La révolution s’accomplit toujours dans des violences sanglantes, dans une obsession de fureur et de haine, elle est situation de péché mortel. C’est dans ces violences sanglantes, dans cette fureur et cette haine, dans ce péché mortel que de nouvelles couches sociales se frayent leur chemin vers un rôle actif dans l’histoire. L’Eglise appelle au repentir, à la purification, et à la transformation spirituelle, mais elle ne prend pas position contre ces nouvelles couches sociales, et contre leur action dans le nouvel Etat, elle ne veut que leur christianisation de l’intérieur. Et le salut de la Russie viendra de la christianisation des nouvelles couches de la société, de la renaissance spirituelle de la société ouvriers-paysans. Les cercles de l’Eglise de
L’émigration jusqu’à maintenant sont un obstacle à cette guérison spirituelle du peuple russe, à son développement, en l’effrayant par les signes des liens de l’Eglise avec la restauration. En gênant la vie et l’action de l’Eglise russe. C’est cela que rappelle l’archevêque Serge. Quelques passages du message du métropolite Sergueï choquent, l’engagement qu’il nous propose manque de netteté et de sens juridique. Mais il faut comprendre intérieurement ce que tout cela signifie ; le métropolite Serge est même privé de la possibilité d’appeler la Russie par son nom et il est contraint de l’appeler Union soviétique. Mais derrière cela nous devons voir la Russie et reconnaître ses joies et ses tristesses comme nôtres. Pratiquement rejoindre l’appel du métropolite Serge signifie mettre fin dans l’Eglise Hors Frontières, dès maintenant et complètement, aux prières pour les grands ducs et le tsar, qui comportent un caractère de démonstrations politiques / en soi il est naturel qu’on doive célébrer l’office des morts pour chaque homme individuellement, qu’il soit tsar ou paysan/, qu’on ne doive pas tolérer dans les églises de sermons ou dans les assembles de l’éparchie de discours qui comportent un caractère politique. C’est la liquidation dans l’Eglise Hors Frontières de la période liée à la guerre civile. C’est ce chemin déjà que le métropolite Euloge a pris et ce chemin doit être mené jusqu’au bout. Et c’est ainsi seulement que l’Eglise se libèrera de ces accommodements et de ces compromis, auxquels elle a été contrainte dans le passé. Et ce sera notre retour spirituel dans notre patrie.
Nicolas Berdiaev
[1] Lettre envoyée par Nicolas Berdiaef au journal de Milioukov Les dernières nouvelles, Paris, le 13 septembre 1927, n°2365.