La Russie de Tikhon et l’émigration

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Juillet 1927

La Russie de Tikhon et l’émigration

Le congrès des éparchies qui se réunit en juillet marquera pour la vie de l’Église en émigration un passage vers une meilleure planification de ses activités et de son organisation. Certes, dans la période qui vient de s’achever, n’ont certes pas manqué les manifestations d’activités créatrices dans l’Église (par exemple la construction d’églises même dans les endroits les plus reculés de la diaspora russe), mais, on ne peut le nier, en général la vie de notre Église à l’étranger est dominée par des éléments de haine et de division.

Ce qui a retenti inévitablement et de la façon la plus néfaste sur la vie des Russes, qui, arrachés à leur terre natale, avaient particulièrement besoin de trouver dans l’Église, dans les conditions infiniment difficiles de leur vie d’exilés, un appui solide et une source de foi et d’espérance dans les destinées futures de leur patrie. Pourquoi notre Église hors-frontières n’est-elle pas capable de vaincre dans les âmes ces éléments d’un noir pessimisme, qui n’est pas loin d’une perte totale de la foi, et de leur inspirer un sain optimisme religieux ? N’est-ce pas que l’émigration vit de façon affreusement superficielle et peu religieuse ces épreuves terribles qui se sont abattues sur le destin du peuple russe ? S’efforçant de poursuivre activement la lutte contre le bolchevisme, mais une lutte purement extérieure, elle ne peut guère se rendre compte que le destin du peuple russe se joue avant tout dans le domaine de sa vie religieuse intérieure. C’est le domaine du combat entre Dieu et le diable dont parle dans son œuvre Dostoïevski qui avait compris que c’est justement dans ce domaine que se décide le destin aussi bien des individus que celui des peuples et que l’oubli de ce domaine conduit inévitablement à la catastrophe dont il avait prévu qu’elle surviendrait pour la Russie un demi-siècle plus tard. Cette vision chrétienne du monde, profondément enracinée et en même temps réellement vitale, impliquait évidemment que, pour sauver la Russie de la mort qui approchait, il était indispensable de revenir à la force vitale et créatrice de la foi orthodoxe, cette foi qui a, en fait, fondé la Russie et l’a sauvée dans les moments les plus difficiles de son histoire. L’activité créatrice de l’homme n’est en effet profitable que dans les conditions d’un enracinement religieux. Ce point de vue est exprimé avec une particulière clarté par Klioutchevski dans le discours qu’il a dédié à la mémoire de saint Serge Radonège : « Dans une pâte il faut un peu d’une substance qui va susciter en elle une fermentation vivifiante. L’influence morale agit non pas mécaniquement mais organiquement. C’est ce qu’a montré le Christ lui-même quand Il a dit que le Royaume de Dieu est semblable au levain. Se glissant peu à peu, furtivement, dans les masses, cette influence a provoqué une fermentation, modifiant imperceptiblement l’orientation des esprits et réorganisant toute la structure morale de l’âme russe au XIVe siècle. » Klioutchevski, qui appelle saint Serge « l’éducateur fécond de l’esprit national russe », estime que c’est justement lui, ceux de ses contemporains qui travaillaient dans la même direction que lui, et leurs disciples et épigones qui ont été les préparateurs de ce levain céleste, qui contient, selon Séraphin de Sarov, le sens, l’essence et le but de la vie chrétienne. Ce levain a fait lever toute la farine de la vie du peuple russe. « Ils voulaient agir sur eux-mêmes, gérer leur propre salut spirituel. Chacun dans son activité a suivi sa propre voie, mais l’a suivie dans un seul sens, orienté par des forces historiques secrètes, dont l’action visible est clairement perçue par le croyant comme venant de la droite du Seigneur et de Sa Providence, régente du monde. Le devoir personnel de chacun a suivi sa propre voie et cette voie l’a mené à un but unique et commun. » En commençant par eux-mêmes, ils ont par là-même rendu possible le salut de leur patrie, tombée spirituellement si bas qu’aucun moyen humain ne paraissait capable de la sauver. Mais « ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu ». Et le salut de la Russie est apparu comme possible du fait que la Russie bénéficiait du trésor inaltérable de la foi orthodoxe. Il s’est trouvé des hommes qui, avec toutes leurs misères personnelles et nationales, ont eu recours à Dieu même, attendant de Lui Seul le salut, et personnel et national. « Le monachisme russe, selon les mots de Klioutchevski, a été un renoncement au monde au nom d’idéaux qui le dépassaient, et non une négation du monde au nom des principes qui lui étaient hostiles. » Ayant refait l’éducation religieuse du peuple russe, ils ont aussi rendu possible, au cours des derniers siècles, un épanouissement fécond de la Russie. Klioutchevski termine son propos par les mots suivants : « En faisant mémoire de saint Serge, nous nous soumettons nous-mêmes à l’épreuve, nous remettons en question notre fonds moral qui nous a été légué par les grands bâtisseurs de notre ordre moral, nous le renouvelons, comblant les pertes qui s’y sont produites : les portes de la Laure saint Serge ne se fermeront et les lampes ne s’éteindront sur sa tombe que lorsque nous aurons dilapidé ce fonds sans aucun reliquat, sans combler les pertes. » Il estime que la Russie, pendant des siècles, a vécu précisément de ce fonds religieux, rassemblé par ses hérauts et héros spirituels. « S’il était possible de reproduire tout ce qui a été associé à la mémoire du Saint, ce qui dans ces 500 ans a été silencieusement pensé et ressenti devant sa tombe par des millions d’intelligences et de cœurs, ce serait une histoire au contenu riche et profond de la vie morale et politique de tout notre peuple. » Il est curieux de lire ces mots à une époque où les portes de la Laure saint Serge sont fermées, les lampes éteintes et où est détruite cette intégrité de la vie spirituelle et nationale russe qui permettait à Klioutchevski d’affirmer que toute la vie publique de la Russie se déroulait en présence du sacré et se construisait sur lui. Certes la catastrophe qui a éclaté a pour cause fondamentale l’appauvrissement spirituel de la vie russe, dont les débuts remontent assez loin dans le temps, et la diminution de la grâce quand le but principal et céleste qui orientait tous les aspects de la vie russe, a été remplacé par diverses aspirations terrestres. Ayant perdu l’unité religieuse intérieure, l’organisme russe n’a pu se trouver en mesure de surmonter tous les processus de décomposition qui ne cessent de se renforcer. Et dans un moment de tension particulière, suscitée par la guerre, il n’a pas pu tenir et s’est effondré comme un château de cartes. Il s’est avéré que le fonds spirituel ancien n’a pas été suffisamment alimenté et a été de plus en plus gaspillé, ce qui a produit une catastrophe encore plus profonde et plus terrible que n’avait été pour la Russie le joug tatar. Toutes les tentatives conservatoires, en apparence défensives, qui visaient à sauver ne serait-ce que des restes de l’ancienne grandeur et de l’ancienne richesse se sont révélées impuissantes devant les éléments destructeurs qui se déchaînaient. Il est apparu que le peuple russe risquait la mort définitive et la dégradation. Mais, comme le dit Klioutchevski, « un des caractères distinctifs d’un grand peuple est sa capacité à se remettre sur pied après la chute. Quelque pénible qu’ait été son abaissement, il va, à l’heure fixée, rassembler ses forces morales disparues et les incarner dans un grand homme, ou dans quelques grands hommes qui le ramèneront sur la route droite que lui traçait l’histoire et qu’il avait momentanément quittée. » C’est ce qui s’est produit aujourd’hui avec le peuple russe. Malgré toute la profondeur de sa chute, quelque chose en lui est apparu qui non seulement lui conserve le droit d’être appelé un grand peuple, mais qui lui ouvre aussi de nouvelles perspectives d’un développement créateur encore plus grand des talents que Dieu a placés en lui. Facteur essentiel et décisif en ces circonstances, le fait que le peuple russe à ce moment est apparu comme le seul possesseur d’une foi orthodoxe inaltérable, dans toute sa plénitude et sa pureté vitales ; les Églises orientales, dogmatiquement orthodoxes, se trouvent dans une certaine mesure en déclin spirituel, comme le prouve par exemple la reconnaissance par tous les patriarcats œcuméniques du mouvement infidèle des rénovateurs. Et c’est peut-être justement à la suite de cela que les forces du mal s’en sont prises à la Russie avec cette rage et cette impétuosité et ont fait paraître avec une telle évidence leur véritable nature d’ennemies de Dieu. Et si elles avaient réussi à briser la résistance spirituelle du peuple russe et donc à le perdre définitivement, il se serait produit une désertification spirituelle si universelle que, on peut le supposer, on aurait vu arriver les derniers temps, dont un des symptômes principaux est l’appauvrissement de la foi dans l’humanité. Cela ne s’est pas produit parce que l’Église orthodoxe [russe], dans la personne de son chef, le Patriarche Tikhon, voyant se détruire autour d’elle tous les aspects de la vie nationale, a compris à temps que le salut ne pouvait venir que si l’on faisait une nouvelle provision de levain céleste, qui doit transformer la vie russe et la faire renaître.

Les processus de destruction et de désagrégation ont pénétré trop profondément dans l’organisme russe, et un regard religieux un peu plus profond voit clairement qu’il est impossible de les arrêter par une action mécanique purement extérieure. Ce qui explique l’attitude de l’Église orthodoxe qui, dans la lutte extérieurement active contre le bolchevisme, est restée en retrait. Se souvenant des mots du Sauveur : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et Sa Justice, et le reste vous sera donné par surcroît », elle occupe une position purement religieuse, déclarant qu’elle se bat exclusivement pour que le peuple de Russie possède le Royaume de Dieu qui « est à l’intérieur ». Elle a proclamé par la bouche de l’un de ses chefs d’aujourd’hui que « tout le sens et tout le but de son existence est de professer la foi en Dieu, d’étendre et de fortifier le plus possible cette foi dans les cœurs du peuple », pour que, dans les conditions actuelles de la vie de l’Église et de l’environnement contemporain, elle sache allumer et entretenir dans les cœurs des fidèles tout entier l’ancien feu du zèle pour Dieu, et aussi enseigner aux brebis…à trouver le sens véritable de leur vie, celle qui est au-delà de la tombe, et non ici. »

Proclamé par le Patriarche Tikhon, le refus, dans la lutte pour les âmes humaines, de la lutte extérieure et le choix pour le front intérieur ont marqué un tournant dans le destin du peuple russe. En cela – et c’est un grand mérite – l’héroïsme du Patriarche fait de sa personnalité un élément aussi central pour notre temps que celle de saint Serge à l’époque du joug tatar. Et même davantage car, étant le chef de l’Église russe, il a en quelque sorte absorbé en lui tout ce qui est spirituellement vivant dans la nation russe et qui lui a permis de s’abriter dans cet unique refuge auquel il a été promis que « les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre lui. » Aussi n’est-ce pas un hasard si l’Église orthodoxe s’est fait appeler Tikhonienne et si cette époque, peut-être la plus grande de son histoire, se trouve pour toujours associée à son nom. Que le peuple russe, comme à d’autres moments difficiles de sa vie, ait de nouveau eu recours à l’aide de Dieu, attendant le salut de Lui Seul, a fait une fois de plus sentir la grandeur de son esprit et sa haute vocation dans le monde. L’historien Platonov décrit ainsi la situation intérieure du peuple russe à la fin du Temps des troubles.

« Égarés au milieu d’événements effrayants, désespérant de l’avenir et du destin de leur patrie, beaucoup de Moscovites n’attendaient leur délivrance que d’En haut. Ils s’invitaient les uns les autres à supplier le Seigneur d’épargner ce qui restait de la famille chrétienne…L’essor du sentiment religieux atteignit une intensité extraordinaire et s’exprimait dans des visions miraculeuses…Selon l’aveu personnel de Kouz’ma Minine, c’est une vision miraculeuse qui lui inspira sa décision personnelle de lever une milice populaire… Saint Serge lui apparut, qui lui ordonna d’aller purifier l’État moscovite. » Et aujourd’hui l’espérance en Dieu du peuple russe n’a pas été humiliée. Le tourbillon diabolique qui s’est abattu sur lui s’est brisé contre le roc inaccessible de l’Église sur lequel il s’était abrité, et de plus en plus nous parviennent des nouvelles du réveil religieux du peuple, dont l’apparition de personnalités comme cet évêque est un des signes, cet évêque dont la lettre a été éditée dans le n°5 du Messager : vivant en déportation dans des conditions physiques incroyablement pénibles, « il ne cesse de louer Dieu et de lui rendre grâces pour toutes les misères, pour tout », il vit notre époque difficile comme « un grand moment terrible, mais qui conduit à la gloire », et reconnaît la lourde croix qui accable aujourd’hui la Russie comme « une manière de porter la souffrance universelle ». C’est un témoignage bouleversant de la victoire spirituelle de l’Église que le message, également édité dans le Messager, que les évêques adressent au pouvoir soviétique. Témoignent aussi de cela, les récits de ceux qui viennent de là-bas, les lettres privées, et même les informations des journaux et des revues soviétiques. Les Messagers des rénovateurs, publiés à Moscou et à Kharkov, sont aussi particulièrement intéressants. Ils fournissent une documentation très riche qui décrit les circonstances de l’effervescence spirituelle – aspirations vers Dieu qui s’emparent non seulement des villes mais aussi des masses paysannes, et qui rappellent l’état d’esprit qui existait dans la vie intérieure de la Russie à la fin du temps des troubles. Selon le témoignage des ennemis de l’Église les plus enragés, ces traîtres rénovateurs qui se sont séparés d’elle, elle vit maintenant dans une atmosphère d’unité intérieure, de vie et de grâce, si profonde, qu’elle a soudé toutes les variétés d’esprits et de sentiments plus fortement que ne l’aurait fait une unité d’église, soutenue par des moyens extérieurs contraignants. « Tous ceux qui se sont séparés du Patriarcat orthodoxe de l’Église russe et de son obéissance aux hiérarques », écrit l’archevêque Serafim d’Ouglitch dans un message qui vient de nous parvenir « sont inévitablement condamnés à la mort, comme cela s’est produit pour tous les groupes qui se sont détachés de l’unité de l’Église … et qui ont disparu ou disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus,… ne laissant comme pauvres traces que le trouble dans les esprits ou la perte complète de la foi de ceux qu’ils ont attirés dans leurs filets. » Les dernières nouvelles de Russie sur la libération du métropolite Serge, à la suite de démarches d’ouvriers, de citadins et de paysans des environs de Nijni Novgorod, et de l’archevêque Sérafim, après cet entretien avec les bolcheviks qui sans aucun doute restera dans l’histoire, sont un clair témoignage de la puissance de cette unité de l’Église. Dans cet entretien qui rappelle l’entretien du Christ avec Pilate où sont opposés les deux mondes, le royaume qui n’est pas de ce monde et le royaume de la terre, s’exprime de façon particulièrement précise la physionomie spirituelle de l’Eglise Tikhonienne, qui déconcerte les bolcheviks : ils voulaient s’emparer du chef de l’Église et ils ont reconnu que c’était le Christ lui-même.

Et pour nous, émigrés, qui n’avons pas parcouru tout le chemin de croix de l’Église de notre patrie, cette unité doit être la source inépuisable de la foi dans l’invincibilité de l’Église, de l’espérance dans le grand avenir de notre patrie et de la charité entre nous, qui doit surmonter tous les désaccords et les divisions qui se sont accumulés chez nous. Comme les chrétiens de Philippes, qui n’ont pas séparé les chaînes de l’apôtre Paul de la grâce qui lui était faite et s’y sont associés (Philippiens, 1,7), nous aussi pouvons participer à l’unité d’amour et de prière de toute l’Église, cette unité qui règne maintenant en Russie.

Khomiakov écrit : « Le sang de l’Église c’est la prière mutuelle, et sa respiration c’est la louange de Dieu. » Si seulement nous pouvions ne pas oublier le testament de saint Serge de Radonège, selon lequel « la force politique n’est solide que quand elle s’appuie sur la force morale », ne pas oublier qu’après de grandes chutes c’est la renaissance morale qui ouvre la voie à la renaissance politique, et non l’inverse ; si nous pouvions ne pas nous soumettre à la tentation religieuse de quitter la route royale de l’Église, indiquée par le patriarche Tikhon, ni prendre le chemin d’un activisme purement extérieur. Et si nous avons profondément conscience de notre appartenance à l’Église qui souffre en Russie et de nos devoirs envers elle, alors, nous associant à ses richesses profuses et nous appuyant sur elles, nous résoudrons aussi dans un esprit d’amour et d’unité toutes les difficultés qui se dressent devant nous.

Traduction Yves Avril

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