Le professeur Stepoun, à propos des Mladorossi
Français
OPOVESTCHENIE [Les Échos], 6, 1929
LE PROFESSEUR STEPOUN, A PROPOS DES MALDOROSSI
Presque tous les courants de l’émigration ont réagi à nos publications, « Opovestchenie » et « Zbornik ». Les groupes politiques d’avant la révolution, ceux de gauche comme ceux de droite, ont fait preuve à l’égard du jeune courant post-révolutionnaire d’une grande sévérité et même, à quelques exceptions près, d’animosité. Nous n’avons que rarement rencontré des critiques impartiales ou honnêtes. Pour certains, nous ne sommes que des « gosses insolents », pour d’autres, « presque des bolchéviques », et pour d’autres encore, des réactionnaires d’extrême droite.
Dans cette perspective, nous nous réjouissons de toute critique qui ne se borne pas aux clichés, et qui essaie de comprendre ce que représente le mouvement des Mladorossi.
Ce type de regard pénétrant est propre au Professeur Stepoune, dont l’article est paru dans le volume 37 des Écrits Contemporains (Sovremennie Zapiski), Paris, 1928.
Le Professeur Stepoune, autant que je sache, n’appartient à aucun parti politique. Il n’est nullement obligé d’invectiver tout ce qui n’entre pas dans le cadre étroit des considérations partisanes.
En même temps, il reste fortement influencé par certains courants de l’intelligentsia. Certaines traditions fondamentales de notre histoire, que nous a léguées l’expérience séculaire, spirituelle et étatique de la Russie, lui sont donc étrangères. Cependant, c’est la fidélité à ces traditions, qui font la richesse de l’esprit russe, qui est à la base de notre idéologie. Nous ne voulons pas renoncer à ces valeurs éternelles qui ont inspiré notre histoire glorieuse, c’est pourquoi, nous ne bâtissons aucune idéologie nouvelle qui nous soit spécifique.
La déclaration catégorique du Professeur Stépoune, qui affirme que « l’idéologie des Mladorossi est un cadavre », ne peut s’expliquer que par une mauvaise compréhension ou un rejet de ces fondements. Pour lui, c’est « la psychologie des Mladorossi qui est vivante même si, à certains égards, elle est corrompue ».
« La valeur des sentiments des Mladorossi ne réside pas dans le fait qu’ils signifient le virage à gauche des cercles monarchistes, mais dans celui qu’ils signifient leur revitalisation. »
« Les convictions des Mladorosi sont justes : la révolution bolchévique est un grand sujet national et religieux ; les bolchéviques ne sont pas seulement les usurpateurs de la volonté du peuple, ils sont aussi issus du séisme populaire ; il est inexact de diviser les événements de 1917 à 1928 en révolution démocratique et en contre-révolution bolchévique. Il est vrai que ces convictions sont devenues des lieux communs, alors que jusqu’ici elles étaient proscrites dans les milieux de l’émigration. Les Mladorossi ont aussi raison de croire que la révolution internationaliste est déjà en train de se transformer en révolution nationale. C’est pourquoi les forces vives nationales et conservatrices ne peuvent aujourd’hui avoir la même ligne que la réaction. L’attitude post-révolutionnaire des Mladorossi a une valeur particulière. De ce point de vue, ils sont psychologiquement plus progressistes que certains démocrates. »
« La déception qu’éprouvent les Mladorossi à propos de leurs pères, idéologiquement ruinés, la crainte qu’ils ont de pourrir dans la tristesse stérile de l’émigration, et bien d’autres choses encore, prouvent que leur mouvement n’est pas le fruit d’élucubrations abstraites mais la voix vivante des éléments les plus vivants d’une couche sociale moribonde. Ils s’orientent vers un nouveau type de création nationale, vers une nouvelle vie religieusement approfondie. »
Puis, le Professeur Stépoune se désole de nouveau en constatant que « cette fraîcheur psychologique des Mladorossi est encombrée par des constructions idéologiques sans vie ».
« Ceci est dû à l’impatience, à la volonté de bricoler au plus vite une vision du monde éthique et religieuse, sociale et politique, qu’on emporterait avec soi en se mettant en marche, comme un autel portatif ou une mitrailleuse. Cette attitude explique pourquoi leur vision du monde est si bancale… »
Malheureusement, le Professeur Stépoune n’a pas prêté suffisamment d’attention à l’idée de « néo-monarchisme ». Il n’a même pas jugé utile de s’y arrêter. Pour nous, pourtant, le « néomonarchisme » est doté d’une signification extraordinaire. Il nous paraît la seule possibilité de rétablir la transmission de la vie historique russe interrompue par la révolution. Lorsqu’on nous dit qu’en Russie le peuple ne cherche pas un Tsar, cela ne nous fait pas peur, car nous considérons qu’il n’est pas nécessaire de reconstruire mécaniquement l’ancienne monarchie et qu’il faut en créer une nouvelle qui correspondrait aux besoins de la nouvelle Jeune Russie.
Le Professeur Stépoune pense que le plus dangereux, chez les Mladorossi, est « d’abord, leur façon de substituer l’éros de la tristesse nationale au sentiment religieux, ensuite. Leur espèce de rêverie romantique ».
La première accusation se fonde sur certaines phrases parues dans nos publications, et aussi sur le fait qu’« ils [nous, les Mladorossi] écrivent le mot “russe” dans toutes ses combinaisons grammaticales avec une majuscule, et les mots “orthodoxe” et “église” avec une minuscule. Et ils ne se contentent pas de les écrire de cette façon, ils les ressentent ainsi. » En un mot, il nous accuse d’avoir une approche de la religion comparable à celle de Chatov. D’après lui, notre attitude est la même que celle des « eurasistes », mais « plus naïve, plus spontanée ».
La réfutation la plus convaincante de cette accusation est l’attitude que les Mladorossi ont envers l’Église. Je pense qu’aucun autre groupe politique n’a une attitude aussi sérieuse vis à vis de l’Eglise que nous. Nous avons toujours souligné que l’Eglise est importante en soi, comme une valeur autonome. Nous nous opposons catégoriquement à toute tentative de l’utiliser à des fins terrestres ; c’est sur cette idée que nous fondons notre attitude sans ambiguïté envers les efforts héroïques de l’Église de Tikhon.
Il serait impensable que nous ayons la même approche de la religion que Chatov.
Le Professeur Stépoune pense discerner de la « rêverie romantique » dans le fait que « nous nous abandonnons à des lamentations slavophiles et sentimentales sur le sang versé de notre monarque ». Nous pouvons le rassurer sur notre attitude envers le Tsar martyr qui, comme nous l’écrivons, « a participé par son sang au sacrifice rédempteur de son peuple », et en cela, a réuni les notions de Tsar et de peuple, empreintes de piété sacrée et du plus grand sérieux. Nous nous associons de tout coeur aux vœux du Professeur Stépoune, qui souhaite que « les monarchistes russes, au nom du sang versé par le dernier Tsar, s’expriment au sujet de la future Russie et du futur Tsar avec la plus grande concentration spirituelle et une sobriété morale qui empêcherait toute fantaisie et tout brouillard lyrique ».
En conclusion, je voudrais signaler l’incitation du Professeur Stépoune à une approche plus sensible et plus réaliste du monde occidental. Il dit très justement que « contraints par le destin de vivre en Europe, nous devons nous libérer de la superficialité du touriste ».
Ce problème nous intéresse vivement. Nous considérons qu’il faut rentrer en Russie en emportant avec nous des connaissances approfondies des peuples parmi lesquels nous vivons actuellement, faute de quoi, nous ne serons que des « serviteurs paresseux » qui auraient enterré les talents qu’on leur a donnés.
C’est pourquoi, nous faisons de grands efforts pour établir des contacts avec les cercles étrangers. Nous nous intéressons particulièrement aux différents courants de la jeunesse. Une compréhension mutuelle et de bonnes relations avec ceux-ci sont importants pour notre avenir national et peuvent avoir des conséquences capitales pour notre politique étrangère future.
Dans nos publications, nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce sujet, sur nos actions entreprises dans ce domaine et sur nos projets pour le futur proche.