Lettres à Nicolas Alexeevitch Poltoratsky (1909-1991)

Les lettres du père Serge que nous présentons ici ont été écrites à Nicolas Alexeevitch Poltotatsky entre septembre 1958 et mai 1977, alors qu’il était établit à Odessa en Russie soviétique.

Depuis les années 1930, Kyrill Chévitch, le futur père Serge, et Nicolas Poltoratsky, se côtoyèrent souvent, animés tous deux du même amour pour la Russie et son Eglise, partageant des préoccupations identiques, participant tous deux, par exemple, au dialogue avec les anglicans d’Oxford, et travaillant de concert à l’administration de l’exarchat du patriarcat de Moscou en Europe occidentale.

En 1946, l’année du décès du métropolite Euloge, on voit Poltoratsky apparaître à la paroisse de la Sainte Trinité de Vanves, moment semble-t-il où il quitta son poste à l’exarchat. Peut-être était-il l’un de ceux dont le père Serge jugeait nécessaire la collaboration, après la rupture des trois juridictions russes de l’étranger, dans sa tentative de maintenir une certaine unité des Russes autour de lui.



C’est en compagnie de Nicolas Alexeevitch (invité en qualité de président de la Confrérie Saint Photius), que le père Serge revint pour la première fois en Russie, lors d’une visite à Moscou organisée en 1947 par le Patriarcat pour une délégation de l’Exarchat d’Europe Occidentale et dont faisait partie également l’higoumène Séraphin (Rodionov), futur évêque de Zurich, ainsi que l’archiprêtre Andreï Sergueenko, plus tard professeur au séminaire de Moscou1.

La collaboration cessa de fait avec le départ en Russie de la famille Poltoratsky en 1948.

Aussi, une fois le contact renoué dix ans plus tard, la correspondance devait-elle se poursuivre pendant près de vingt ans.

Pourquoi cette interruption en 1977? Peut-être des lettres ont-elles été perdues? Peut-être aussi et surtout, Poltoratsky, œcuméniste enthousiaste qui, à la même époque, traduisait en russe les œuvres d’Olivier Clément, n’était-il plus sur la même longueur d’onde que le père Serge, très attristé de son côté par l’attitude du patriarche Athénagoras vis à vis de l’Eglise catholique.

Alors que, pour le père Serge, une telle divergence donnait matière à la prière et au dialogue, pour Poltoratsky en revanche, elle pourrait avoir donné lieu à cette interruption des relations.

Né le 3/16 août 1909 dans la région de Koursk, orphelin de père avant sa première année, Nicolas Alexeevitch Poltoratsky avait émigré en France en 1925, avec sa mère, Elena Karlovna, et sa grand-mère, Anna Venediktov-Meinecke. Il vécut d’abord à Nice puis peu après à Paris où il obtint le diplôme de l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) de la Faculté de Droit. Dès cette époque, il travaillait comme traducteur indépendant pour l’Institut de droit comparé de l’Université de Paris et suivait parallèlement les cours de l’Institut Catholique.


Il est connu pour avoir été secrétaire de l’Union des étudiants russes de1933 à 1934 et membre actif de l’ACER, l’Action chrétienne des étudiants russes, pour avoir collaboré avec Berdiaev comme secrétaire de son Académie Philosophico-religieuse. Envoyé de force en Allemagne pour le STO à la fin de 1943, il s’enfuit, s’engagea dans la résistance française contre le Nazisme et fut décoré de la Croix de guerre. Ce fut également un membre actif de l’Union des Patriotes Soviétiques et du Comité d’aide sociale des émigrés, «L’Entraide russe» (Русская помощь).


En ce qui concerne son activité ecclésiale, il participa à la fondation du Podvorié des Trois Saints Hiérarques en 1931; il fut admis en 1934 parmi les confrères de la Confrérie Saint Photius dont il fut élu président à l’unanimité en 1945 (à la suite d’Alexis Stavrovski et de Vladimir Lossky), plus comme « figure influente de l’émigration », selon son épouse, et pour sa fidélité au patriarcat de Moscou, que pour ses idées. Comme le futur père Serge et la plupart des paroissiens du Podvorié, Nicolas Poltoratsky partageait pleinement leur enthousiasme pour le métropolite, puis patriarche Serge de Moscou (Stragorodsky) et il participa activement à l’organisation d’une soirée à sa mémoire en 1946.

Choisi à l’unanimité comme secrétaire du Conseil de doyenné du patriarcat de Moscou en 1942, il conserva cette fonction jusqu’en 1946 et resta président de la Confrérie jusqu’à son départ pour l’URSS en 1948.

Après l’amnistie prononcée par Staline en 1946 vis à vis des émigrés qui avaient fui la révolution, il reçut un passeport soviétique et repartit pour l’URSS le 1er février 1948.

Au cours de la visite, mentionnée plus haut, de la délégation de l’Exarchat d’Europe Occidentale à Moscou en 1947, Nicolas Poltoratsky « prononça une conférence remarquée devant Sa Sainteté le Patriarche Alexis Ier. Et c’est à l’invitation du Patriarcat qu’il retourna en URSS en 1948 pour collaborer à la reconstitution des établissements d’enseignement spirituel (ré-ouverts à la fin de la guerre mais refermés sauf exception après quelques années) et qu’il fut envoyé au séminaire d’Odessa. Il y travailla comme professeur de théologie comparée, d’histoire de l’Eglise Russe, de langue française et russe. Il cumulait avec cette activité pédagogique le travail de traduction en langue française des publications du Patriarcat de Moscou2. »

« La décision de retourner [en Russie], écrit sa fille Anna Nicolaevna, citant vraisemblablement ses notes3, fut prise « pour beaucoup, sous l’influence de Berdiaev ». Bien sûr, malgré toute son autorité, l’influence de Berdiaev n’était pas suffisante pour une telle décision. Mais, en dehors de l’attente eschatologique du Royaume de Dieu sur terre, le signe qui caractérise l’émigré russe, au demeurant vivant et travaillant dans Eglise, est le désir du retour à la Patrie. Les émigrés russes à l’étranger « n’avaient aucunement l’intention d’y rester longtemps: seulement d’y faire une brève halte, de s’attarder un peu, en attendant le renversement du pouvoir soviétique ».

« Une fois cet espoir perdu, les émigrés russes se mirent à attendre la régénération, la transformation [de l’intérieur] du pouvoir soviétique. Et cela, comme il apparut en son temps, ne se produisit que beaucoup plus tard, après la deuxième guerre mondiale. Mais alors, portés sur les vagues du sentiment patriotique, de nombreux émigrés au nombre des quels furent les acteurs ecclésiaux dont il est ici question, repartirent vers leur Patrie. Ce qui attendait nombre d’entre eux, ce furent la répression, les camps, le bannissement. »

« On peut dire cependant que Nicolas Alexeevitch Poltoratsky eut de la chance: il se trouva banni « dans le sud » – à Odessa. Quoique cette chance fut très relative. Comme se le rappelle A. A. Pankov, « il travaillait depuis deux ans au séminaire spirituel lorsqu’il s’entendit adresser ces paroles: « Il n’y a plus d’heures [de cours] pour vous ». Il vécut donc la plus part du temps à Moscou où il travaillait comme traducteur au département des relations extérieures de l’Eglise (il était à cette époque considéré comme le meilleur traducteur d’œuvres théologiques). N’imaginons pas cependant que tout allait pour le mieux. Sa femme, en effet, fut congédiée d’un travail de professeur à l’institut polytechnique avec ces mots: « Elément potentiellement idéologiquement incontrôlable ». Poltoratsky étant alors connu comme traducteur de textes ecclésiastiques, aucun travail ne lui était proposé et il n’avait pratiquement aucun revenu. Lui et sa famille « vivaient à crédit ».

« Aussi, en dehors de quelques cours ici ou là, consacra-t-il son temps à la traduction en russe de plusieurs penseurs chrétiens occidentaux comme par exemple Olivier Clément, Paul Evdokimov ou Jürgen Moltmann. C’est ainsi qu’il poursuivit sa vie, tant bien que mal, travaillant de temps en temps au séminaire d’Odessa où il resta officiellement professeur jusqu’à sa mort en 1991. »

« Plusieurs générations de clercs orthodoxes furent les élèves de Nicolas Alexeevitch Poltoratsky, poursuit son épouse. Aussi, bien qu’il n’ait écrit lui-même aucun ouvrage de théologie académique, peut-il être considéré comme un théologien. Quoique ne possédant pas la dignité sacerdotale, il fut aussi un pasteur de la miséricorde de Dieu, attirant à lui les cœurs cherchant un vivant témoignage de foi, une colonne si profondément fondée qu’il put [se montrer] large et ouvert à tous les hommes, indépendamment de leur appartenance confessionnelle. »

« Au cours des années où il enseignait au séminaire d’Odessa, Poltoratsky fut décoré de la médaille de l’ordre de Saint Vladimir du 3ième degré, puis de la médaille du même ordre du 2ième degré, de la médaille de l’ordre de Saint Serge de Radenège du 3ième degré; il reçut également un Diplôme pour bons et loyaux services de la part du Patriarche Pimen à l’occasion du 40ième anniversaire de la Victoire de 1945, d’un Diplôme identique de la part de l’Archevêque [dont dépendait le séminaire], et d’un Diplôme de remerciement de la part du Comité pour la sauvegarde de la paix du district d’Odessa4. »

Nicolas Alexeevitch Poltoratsky a été rappelé à Dieu le 31 août 1991 et il est enterré dans le cimetière du monastère masculin de la Dormition à Odessa.

De riches archives constituées notamment des documents, des icônes, des livres et des photos qu’il avait apportées de Paris, sont conservées dans un espace qui leurs est spécialement consacré à Odessa, le Musée N. A. Poltoratsky.


[1] Cf. N. A. Poltoratsky, Ma rencontre avec le patriarche de Moscou et de toutes les Russies Alexis (article cité sans référence.)

[2] Notice nécrologique, Journal du Patriarcat de Moscou, 1991.

[3] Anna Nicolaevna Poltoratskaya et A. A. Pankov, Nicolas Alexeevitch Poltoratsky, témoin de la foi, (sans référence), pp. 6-7, Archives Poltoratsky.
Cf. également, N. A. Poltoraysky, « Ловець людей, их спутник и учитель » (Pêcheur d’hommes, leur maître et compagnon de route) dans Deribassovskaya & Rechilevskaya, L’Almanach d’Odessa, volume 17, Odessa, Drouk, 2004, en russe, p. 17 – 25.

[4] Notice nécrologique, Op. cit.