La crise de l’athéisme en Russie
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Février 1928
La crise de l’athéisme en Russie
Ces derniers temps, la presse soviétique accorde une attention particulière à la question religieuse. Des pages entières sont consacrées à la préparation de la campagne antireligieuse de Noël. Dans la Komsomolskaia Pravda du 25 décembre, on peut lire, entre autres : « Des bouts de papier aux portes des églises annoncent : « Ensembles choraux avec la participation de chanteurs professionnels » ; « Entretiens sur des sujets religieux et moraux…suivis de discussions… » Les prêtres s’éveillent…Le jeûne de Noël et les fêtes doivent produire une moisson abondante : il suffit de préparer avec doigté « le troupeau bien-aimé », créer une ambiance « magnifique » pour le service religieux. La propagande religieuse continue infatigablement : dans les églises, dans les familles, et dans les foyers collectifs et dans la rue. On a clairement affaire à une « agitprop » planifiée sous une direction habile et organisée. La « campagne » de Noël des prêtres – c’est un détail ; ils ne cessent jamais leur travail. On lance des mots d’ordre : ferme défense de ses convictions, condamnation de l’athéisme, qui va jusqu’à critiquer des interventions athéistes isolées » etc. Dans le numéro du 11 décembre, nous pouvons lire : « Il faut se venger des dommages que nous avons subis le jour de Pâques. On ne peut pas tolérer d’accommodements dans les questions de religion, d’antisémitisme, d’ivrognerie, de goinfrerie. Un clou chasse l’autre.
Voilà ce qu’ont enseigné les prêtres, qui ont rafistolé leurs fêtes, mais nos clubs n’ont pas bien compris la leçon. Les ouvriers ne pardonnent pas la sécheresse et l’ennui et se détournent des activités moisies des clubs. » « Faites un tour dans les cellules athéistes de Moscou, regardez un peu leurs activités et vous verrez… là, c’est du totalement moisi… Et voici les résultats : il y a un an l’union moscovite des athées contaient 29.000 membres, et aujourd’hui seulement 7.600. Quatre fois moins. » C’est une communication de la Komsomolskaia Pravda (25 décembre), mais aussi dans beaucoup d’autres publications soviétiques on avoue que l’athéisme en Russie traverse une crise très sérieuse. « L’affaiblissement de la propagande antireligieuse dans les dernières années est un fait indiscutable que tous ressentent » écrit-on dans l’éditorial de la Komsomolskaia Pravda du 25 décembre, intitulé « La propagande antireligieuse sur de nouveaux rails », « il ne faut pas oublier qu’ici il s’agit de la lutte pour l’hégémonie idéologique dans le pays ». – « Alors que les uns ont compris que la lutte avec la religion en tant que conception du monde, exige un travail assidu, de longue haleine, systématique, d’autres ont estimé que la religion, « survivance de sauvage », il suffit de la tourner en dérision. Une ou deux Pâques du komsomol, un ou deux défilés, carnavals ou choeurs autour d’une église, enfin tout simplement la fermeture de l’église ou même telle ou telle moquerie des croyants – et c’en est fait de la religion – et hop ! terminé ! Devant cette diversité d’opinions, qui s’excluent bien souvent les unes les autres, souvent fausses et même nuisibles, il n’est pas étonnant que la propagande antireligieuse parfois ne parvienne pas aux buts qu’elle s’est fixés. Elle n’a pas détruit la religion, elle n’a pas implanté dans les masses la nouvelle conception du monde qu’elles recherchaient, elle a plutôt facilité la purification de la religion. Et même quelques cas l’affaire a tourné mal : une propagande antireligieuse maladroite a suscité la résistance, l’indignation, l’émotion, l’appel à la défense de la religion, et a donc été politiquement nuisible et dangereuse. » Mais apparemment les nouvelles méthodes de lutte contre la religion ne se révèlent pas plus efficaces que les anciennes. Les dernières nouvelles disent que la campagne athéiste de Noël, qui devait être « une revanche de Pâques » s’est terminée sur un échec éclatant. « L’église cherche et cherchera par tous les moyens possibles à renforcer son influence » écrit l’un des leaders de l’athéisme. – Cette capacité de l’Eglise à combattre le mal activement, avec vitalité et dans toutes les situations extérieures, prouve qu’elle possède en abondance une grande force spirituelle. Et nous savons que notre grande Eglise, dans les souffrances et les épreuves de ces dernières années, a été comblée de telles grâces que non seulement elle a soutenu l’attaque des forces sataniques qui tentaient de la détruire, mais même elle est passée à l’attaque contre l’athéisme, reconquérant sur lui les âmes du peuple russe. Elle jouit en particulier d’une grande influence sur les ouvriers et sur la jeune génération, influence remarquée par L’Antireligieux et la Komsomolskaia Pravda. « Les saints pères s’attaquent à la jeunesse », s’exclame avec inquiétude la Komsomolskaia Pravda du 11 janvier.
Facteur fondamental, décisif, qui a ouvert à l’Eglise les plus larges perspectives d’une influence purement religieuse sur les hommes, et qui lui a donné la possibilité d’appeler à elle « tous ceux qui peinent sous le fardeau » (Mt 11 28) et de ne repousser personne sauf ceux qui sont obsédés par une haine de Dieu satanique et par le dénigrement de l’Esprit Saint : l’acte par lequel le Patriarche Tikhon a, dès 1919, au plus fort de la guerre civile, retiré son Eglise du combat politique. Le bolchevisme qui par des moyens de la terre avait écrasé ses ennemis de la terre se révélait impuissant par ces mêmes moyens de violence extérieure à vaincre l’Eglise, prête, comme l’affirme ce qu’on appelle le « Message des évêques des Solovki », à toutes les privations matérielles en « rappelant que sa force ne consistait pas dans une organisation extérieure complète mais dans l’union de la foi et de l’amour des enfants qui lui sont confiés et proclamant le plus souvent possible son espérance dans la puissance invincible de son Fondateur Divin et dans Sa promesse qu’on ne pourrait jamais triompher de Son Œuvre. »
La position supra-politique, purement céleste, de l’Eglise est exprimée avec un éclat et une force inhabituelle dans le projet d’adresse du Métropolite Serge, présenté en 1926 au pouvoir soviétique : « Ils (les communistes) se fixent comme tâche la lutte contre Dieu et Sa puissance dans les cœurs du peuple. Mais quant à nous, tout le sens et tout le but de notre existence, c’est de professer la foi en Dieu et d’étendre le plus largement possible et de fortifier la foi dans les coeurs du peuple ». Que le refus de l’Eglise de l’influence politique ne soit pas une simple assurance verbale mais qu’il est effectivement réalisé, en témoigne le même « message des évêques des Solovki », qui assure que « lors de l’établissement une certaine forme du pouvoir civil, le Patriarche Tikhon, dans sa déclaration, a appelé son troupeau au loyalisme à l’égard du gouvernement des soviets et s’est refusé à toute influence sur la vie politique du pays. Jusqu’à la fin de sa vie le Patriarche y est resté fidèle. Et les évêques orthodoxes ne l’ont pas transgressée. Depuis la publication de cette déclaration on ne peut montrer aucune action en justice où l’on aurait prouvé la participation du clergé orthodoxe à des actions ayant pour but le renversement du pouvoir soviétique ». Cette citation montre le peu de fondement et l’arbitraire dont font preuve ceux qui tentent d’opposer « le message des évêques des Solovki » à la ligne du métropolite Serge, qui continue sans dévier à mener l’Eglise sur la voie indiquée par le Patriarche Tikhon. Pour les gens qui jugent de tout exclusivement selon des jugements terrestres, la position tikhonienne de l’Eglise semble être un refus du combat. C’est ce que pense l’éditorial des Dernières Nouvelles du 26 août, qui voit dans l’action du métropolite Serge la conséquence « d’un point de vue tolstoïen ». C’est aussi, au fond, l’orientation de Merejkovski qui accuse le métropolite Serge de « tendance bouddhiste », d’excessive passion « pour le céleste » et d’oubli « du terrestre », et qui exige de l’Eglise une action extérieure, mais ignore toute son action sur le front intérieur de la lutte pour les âmes des hommes.
A la lecture de l’article de Merejkovski on pense au récit évangélique, à la proposition des disciples du Christ : « Veux-tu que nous ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer (les gens qui n’ont pas accueilli le Christ) comme l’a fait Elie », qui reçoivent comme réponse : « Vous ne savez pas quel esprit vous inspire. Car le Fils de l’Homme n’est pas venu pour perdre les âmes des hommes mais pour les sauver » (Lc, 9 54-56). L’Eglise Tikhonienne suit en effet une voie authentiquement chrétienne, pleine de force spirituelle et de vérité. Elle suit cette tradition qui a été exprimée par le starets Zosime dans les « Frères Karamazov » : « Devant une pensée différente tu deviens perplexe, particulièrement, voyant le péché des hommes, et tu te demandes : « prendre de force ou dans l’humilité de la charité ? » Décide toujours : « Je prendrai dans l’humilité de la charité ». Prends cette décision une fois pour toutes, et tu pourras soumettre le monde entier. L’humilité dans la charité est une force terrible, la plus forte de toutes, dont n’y a aucun équivalent. » Que le métropolite Serge suive justement cette voie, en témoigne l’archevêque Ioann de Lettonie qui a dit dans un entretien avec les collaborateurs du Slovo (25 août), entre autres, ce qui suit : « Le métropolite Serge et selon ce qui est propre à sa personnalité et selon les traditions de l’Eglise orthodoxe… s’est entretenu avec les soviets sur la situation de l’Eglise orthodoxe dans un esprit de profonde humilité et de douceur… Dans le dernier message…l’Eglise a témoigné du maximum possible de loyalisme chrétien…Si les soviets, même après ce message, s’en tiennent à une politique d’intolérance, les fidèles auront tout droit d’en tirer les conclusions. » Le témoignage de l’archevêque Ioann est particulièrement précieux car il est connu non seulement comme un interprète profond de la conscience ecclésiale, mais aussi comme un participant actif dans la vie purement terrestre de son petit pays. Et le métropolite Serge lui-même, il y a longtemps, en 1901, a exprimé sa foi que « quand les représentants de l’Eglise aspirent au céleste, alors, en même temps, ils obtiennent le terrestre. » (ce qui pour Merejkovski représente « la tendance bouddhiste »). Tout se ramène à la foi en la toute puissance de Dieu et à l’immuabilité de la promesse qu’Il a faite à ceux qui recherchent avant tout et plus que tout le Royaume de Dieu, de donner le reste par surcroît. Ce principe est réalisé dans la pratique et l’action comme le prouve l’activité de la Russie contemporaine où l’Eglise, de l’aveu même de ses pires ennemis, est une force centrale de vie. On voit l’impasse et le cercle vicieux de contradictions dans lequel s’enferme l’athéisme communiste qui, s’il suivait logiquement la conception du monde matérialiste officielle, devrait se satisfaire que l’Eglise se retire de la politique et attendre la disparition de son influence à mesure que se réalisent leurs idées économiques et sociales. En voyant comme Dieu récompense Ses enfants fidèles par des grâces immenses et leur donne une force spirituelle invincible, les communistes, qui n’ont pas la possibilité de nier la manifestation de la toute puissance de Dieu et, en même temps, sont remplis de rage satanique, au lieu de se tourner vers Dieu, se manifestent comme des démons, qui « croient et tremblent », mais étrangers à l’amour, de tout leur être ils haïssent Dieu. Ainsi le compte rendu de « L’Athée du 11 septembre du dernier message du métropolite Serge : « . » Mais, apparemment, les représentants de cette orientation extrême, qui au fond ressent la force spirituelle de l’Eglise du Christ, qui croit de façon diabolique en Dieu et Le hait, ne sont pas dans le moment présent les maîtres plénipotentiaires des destinées de l’Etat soviétique. En témoigne l’impuissance de la « Komsomolskaia Pravda » à obtenir l’interdiction du débat organisé par le professeur tikhonien Kouznetsov avec la participation des hiérarques-membres du Synode sous le métropolite Serge, et qui s’est tenu le 3 janvier à Moscou. Malgré sa grossièreté et ses railleries le compte rendu du débat, imprimé dans la Pravda du 5 janvier, nous permet de savoir que le professeur Kouznetsov a montré que le métropolite Serge, « voix de la conscience de l’Eglise…continue la ligne tikhonienne d’une attitude loyale à l’égard du pouvoir soviétique » et a exprimé l’espoir que le gouvernement soviétique « donnera à l’Eglise tikhonienne la possibilité d’avoir des écoles pastorales et le droit de publier son organe d’Eglise religieux et moral ». C’est cette orientation que nous voyons chez le Patriarche Tikhon et chez le Métropolite Pierre et dans le message des « évêques des Solovki », orientation à laquelle continue à s’en tenir sans défaillance le métropolite Serge.
Le fait que le groupe qui se trouve au pouvoir, autorise la réunion publique organisée par les représentants de l’Eglise tikhonienne, nous permet de supposer qu’en réalité le pouvoir soviétique, après les NEP économique et internationale, en est venu à une nouvelle NEP, religieuse, celle-là. Sans renoncer à son but d’éradication de toute foi en Dieu, le groupe dirigeant, dans le but de renforcer sa position politique, sans regarder trop loin et se contentant de ce que l’Eglise supra-politique ne se présente pas comme une menace immédiate pour son pouvoir et n’organise aucun complot politique, parvient à un accord avec elle, c’est-à-dire est obligé de donner à l’Eglise une certaine liberté. Cette formule classiquement typique de la NEP, nous la trouvons dans L’Antireligieux » dans l’article « Expérience de travail local » (gouvernement de Briansk) – où, à la question : « Comment comprendre la thèse que la religion est une affaire privée ? », on répond : « La religion est une affaire privée à l’égard de l’Etat, mais pas à l’égard de notre parti qui doit mener contre elle une lutte idéologique en éclairant les travailleurs et en leur expliquant la nocivité de la religion pour la construction du socialisme. »
« L’attitude du pouvoir soviétique à notre égard, à nous croyants – a dit un des prêtres en Russie, dont les paroles sont publiées par La lecture du dimanche du 4 décembre, – est fondée sur le fait que du point de vue du communisme la religion est une survivance nuisible, et le parti militant prend toutes les mesures pour séparer le peuple de l’Eglise… À la propagande athéiste nous opposons le sermon, les entretiens religieux, la vie d’Eglise…C’est un combat d’idées tout à fait naturel et la victoire sera du côté de ceux qui ont la vérité. »
Traduction Yves Avril