Religion et collectivisation
Français
Avril 1930
Religion et collectivisation
« La religion est l’ennemie de l’édification socialiste », est-il dit dans Pauvreté[1] du 13 janvier de cette année. « Aussi la lutte contre la religion est la tâche militante la plus importante de la classe ouvrière ».
Il semblerait, sur la base d’une telle affirmation, que la religion devrait être en elle-même déclarée contre-révolutionnaire et ouvertement persécutée. Pourtant, le pouvoir communiste jusqu’à présent ne s’est pas décidé à s’arrêter à cette position, ou plutôt – ne l’a pas pu. Pourquoi ? La réponse est donnée dans ce même journal.
« La complexité du travail antireligieux – lisons-nous dans l’article cité – consiste en ceci que l’opium religieux a empoisonné la conscience des travailleurs et obscurcit aujourd’hui encore le cerveau de beaucoup de travailleurs, particulièrement à la campagne. Il est absolument nécessaire d’en tenir compte dans le travail antireligieux. La lutte exige maîtrise de soi, connaissance de l’ennemi, art de tenir compte de la situation. »
Résultat : une ambiguïté dans toute la politique du pouvoir soviétique à l’égard de la religion. D’un côté, « liberté des confessions religieuses », comme il ressort du 4e article de la Constitution, de l’autre, campagne sans précédent contre toute foi en Dieu, tentative en utilisant les méthodes les plus atroces, « sadiques », comme l’a dit Lounatcharski lui-même d’étouffer l’esprit religieux chez chaque individu, particulièrement chez l’enfant.
Cette ambiguïté à l’égard de la religion est reconnue par les bolcheviks eux-mêmes. Par exemple, dans L’Athée du 6 février de cette année, on lit :
« La loi depuis le début (depuis 1918) a créé une ambiguïté et un non-dit qui à l’avenir vont inévitablement se refléter aussi dans toute la législation pratique actuelle. Le non-dit de l’ancienne loi n’a pas été éliminé par la nouvelle loi sur les associations religieuses du 8 avril 1929. »
L’Athée insiste sur l’introduction dans la législation d’une série de corrections, ayant pour but de placer les associations religieuses dans d’encore plus grandes difficultés et dans des conditions pénibles (exemple, – l’interdiction aux mouvements religieux d’avoir des organes centraux légalisés, l’interdiction des sermons, la perception d’une taxe pour les bâtiments culturels etc.)
Les chefs de l’église orthodoxe et d’autres associations religieuses en Russie, doivent mener une lutte désespérée pour défendre chaque ligne de la législation soviétique, qui autorise quand même les dernières manifestations de liberté religieuse et ne permet pas aux athées d’étouffer définitivement toute organisation extérieure de la vie religieuse du peuple russe.
La responsabilité de ceux qui président au destin des organisations religieuses qu’ils dirigent est terriblement grande, leur situation est incroyablement pénible et difficile. Sur ce point il est nécessaire de se rappeler particulièrement les nouvelles qui nous sont parvenues de certains de leurs projets et qui ont suscité la perplexité de beaucoup d’entre nous et chez quelques-uns même parfois l’indignation. Installés dans l’émigration, il nous est facile de juger et de critiquer. Mais les conditions dans lesquelles il faut vivre et lutter dans la Russie contemporaine, nous ici, qui vivons dans la liberté, nous ne pouvons même pas les imaginer.
Actuellement la lutte contre la religion se renforce en raison de l’accélération des rythmes de « l’édification socialiste ».
Dans la campagne l’attaque contre la religion s’est particulièrement renforcée en lien avec la collectivisation de la propriété paysanne et la proclamation officielle du mot d’ordre « liquidation des koulaks en tant que classe ».
« Le succès dans le combat contre la religion », – dit-on dans Pauvreté du 1er janvier de cette année – dépend complètement de nos moyens de rattacher cette lutte aux tâches de la grandiose entreprise de transformation socialiste de la campagne ».
Mais dans le numéro du 16 février, dans une correspondance venue du district de Novotcherkassk, informant de la lutte contre les koulaks, on dit ce qui suit :
« La question se pose du rapport aux organisations religieuses, ces agitprops des koulaks. En liquidant les koulaks en tant que classe, il est nécessaire de briser également leurs postes de guet idéologiques – les organisations religieuses. Ainsi c’est à cela que s’emploient tous les kolkhozes d’avant-garde ».
Résultat de cette approche, la fermeture massive, par la force, des églises, particulièrement dans les districts de collectivisation totale. Par exemple dans la région de Khopër, des 132 églises il n’en restait en janvier que 20 en tout qui n’étaient pas fermées (Pauvreté, du 15 janvier).
Mais semblables méthodes suscitent la peur chez les communistes qui estiment nuisibles « les déviations de gauche, trotskistes ». Le correspondant de Pauvreté estime que « les travailleurs locaux commettent une erreur quand ils recourent à la fermeture des églises, sans y avoir préparé les masses de sorte que ce soit les masses elles-mêmes qui militent pour la fermeture…Ici le travail préparatoire dans les masses arriérées est sous-estimé. Sur ce terrain il y a eu des conflits. Les koulaks, se cramponnant encore par les mains des prêtres aux couches arriérées, les montent contre la collectivisation.
Les communistes voudraient bien, en même temps que la liquidation des koulaks, liquider également la religion. Mais cela paraît impossible, car « pour le moment il y a encore des couches assez importantes de paysans croyants, qui n’ont pas rompu avec la religion ». (L’Athée du 16 février 1930). Le pouvoir soviétique doit tenir compte du fait que la religion n’est pas soutenue seulement par « les koulaks » mais aussi par beaucoup de « paysans moyen et de pauvres ».
Comme le communique un autre correspondant de Pauvreté, « les koulaks et les prêtres, manifestant une exceptionnelle ingéniosité, élisent maintenant dans les conseils d’église non des gens aisés, mais des pauvres ».
Qu’il faille compter avec la présence d’un nombre important de kolkhozniks religieux, c’est ce que reconnaît Sarabianov, un des chefs du mouvement athéiste, dans la revue L’Athée au travail (N°2, 1930)
Il écrit : « Au kolkhoze dans beaucoup de cas on vient avec Dieu dans la tête, une tête farcie de préjugés religieux. L’athée militant comprend que le kolkhoze avec une église et un prêtre, c’est quelque chose de digne d’un journal humoristique. Pourtant il ne faut pas oublier que la population des kolkhozes pour l’instant est en grande partie religieuse.
La collectivisation totale exige des athées militants de poser résolument les questions de la fermeture des églises, des mosquées, des synagogues, des locaux baptistes, évangéliques etc., et de la fonte des cloches pour en faire des choses utiles
« Mais dans le même temps on ne doit pas régler ces questions par « voilà on a décidé la fermeture de l’église » – c’est bon.
« Non, la question n’est pas tant de la fermeture. On parvient infiniment mieux à obtenir la fermeture d’une église après un grand travail d’éducation, après une préparation soigneuse, une mobilisation effective de toutes les forces qu’en la fermant à la va-vite, sans préparation, et accompagnés du mécontentement caché des croyants ».
Le combat pour l’âme des millions de paysans a atteint par son intensité et sa sophistication des limites sans précédent. De l’issue de ce combat dépend tout l’avenir le plus lointain du peuple russe, dont la majorité écrasante est paysanne. Ou ce peuple se transformera en une masse ensauvagée, ayant oublié tout ce qui est divin et authentiquement chrétien, ou défendant son Dieu, il montrera au monde entier qu’il est réellement un peuple théophore.
Traduction Yves Avril
[1] « Sels’kaia Bednota » : « Pauvreté paysanne » ou « Pauvreté villageoise » ou « Paysans pauvres », journal soviétique publié à Moscou de 1918 à 1931, auquel succéda « L’agriculture socialiste ».