L’Église Russe en 1931 (fin)
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Janvier 1932
L’Église Russe en 1931 (fin)
II
Sur la situation religieuse à la ville et dans les usines, la presse athéiste elle-même communique beaucoup de choses intéressantes, plus particulièrement la revue L’athée auprès de la machine-outil, dédiée en général à la lutte contre la religion chez les ouvriers. Dans le dernier numéro de cette revue[1] (№ 24, 1931, p. 13) nous trouvons toute une série d’informations très précieuses…
« A la suite de l’affaiblissement du gouvernement pour le travail antireligieux dans les entreprises de Stalingrad, principalement dans les immeubles neufs, l’activité des popes et des sectateurs de toutes sortes a été dynamisée. Ils reconstruisent tous leurs rangs et les différentes formes de leur travail de sabotage. On voit des réélections urgentes de conseils paroissiaux. La célébration de l’office est accompagnée de concerts, de récitals. À la suggestion de l’évêque local : « Que l’Église – soit prolétarisée! ».
« L’Organisation régionale de Tchermoz SVB[2] de la région de l’Oural n’existe pas. À « l’époque » cette organisation à Tchermoz était assez forte… Dans la cité ouvrière – Elizaveto-Polevo, le marguiller était aussi le chef de l’atelier de l’usine, « Molot (le marteau) » de l’artel[3] des artisans. Celui-ci a récolté au milieu des ouvriers 1000 roubles pour le paiement de l’impôt sur le pope… La collecte de l’argent pour le pope est une forte gifle aux organisations concernées, la destruction du travail de la SVB. L’Affaire est allée jusqu’à ce que le reste de l’organisation athée n’ait ni sa cellule ni son conseil de district. Plusieurs télégrammes du Conseil de région SVB au comité de district VKP[4] sur l’objectif d’une conférence de district sont restés sans réponse. Dans le district il y a trois usines, un sovkhoze (une ferme d’État). Dans les scieries, il y a à peu près mille ouvriers. Dans le milieu de l’essouchement, avec les nouveaux ouvriers venant de la campagne aux usines, il est nécessaire d’effectuer un travail persévérant sur les préjugés religieux de leur conscience. Mais ce travail n’est pas fait. »
« A Proletarka[5] (la ville de Kalinine, anciennement, Tver) il y a beaucoup d’ouvriers qui viennent de la campagne et qui sont « obsédés » par l’opium religieux » etc.
Si dans le cas de la paysannerie on peut encore parler de religiosité « selon la tradition » et « selon l’habitude », alors, dans le cas des ouvriers de l’usine, les mêmes affirmations ne sont pas applicables. La classe ouvrière, comme telle, même avant la révolution ne se distinguait pas par la religiosité. Il est impossible de parler d’une religiosité traditionnelle d’origine du prolétariat du travail. De même pour les ouvriers qui arrivent directement de la campagne à l’usine et à la fabrique, et qui échappent par ce fait au cadre de leur mode de vie habituel, qui ces dernières années et dans une grande mesure, a été détruit à la campagne même, par la violence de la collectivisation.
La religion dans les entreprises et les usines n’est pas « une confession de mœurs ». C’est, dans une grande mesure, un phénomène nouveau, « post -révolutionnaire ». Ses raisons résident dans le fonds de l’esprit humain, dans la conscience religieuse de ceux auxquels les vérités chrétiennes éternelles commencent à s’ouvrir. Est communiqué dans une des correspondances de la Russie, publiée dans le Messager socialiste du 10 octobre 1931 que « Maintenant beaucoup de personnes religieuses[6] sont apparues parmi les ouvriers, et non seulement parmi les vieillards et les femmes, mais beaucoup de personnes plus jeunes ont commencé à « réfléchir » et jeter des regards du même côté ». Ce témoignage n’est pas unique. De même, les personnes qui sont récemment parties de Russie disent la même chose. Par exemple, un étranger raconte que dans les églises de la ville où il habitait encore il y a peu, on voit beaucoup de jeunes.
La presse athée elle-même a donné l’alarme à ce sujet. Celle-ci s’est inquiétée surtout des tentatives de personnes religieuses à « gagner à leur cause la jeunesse ». Les personnes d’église[7] et des sectateurs étendent dans leur travail leur influence aux enfants aussi », se plaint le journal L’athée du 10 novembre 1931. L’athée auprès de la machine-outil (№ 24, 1931) reconnait : « il faut faire justice (p. 14) que dans cette affaire les sectateurs ont un succès qui nous déshonore. Par voie de ruses adroites, les sectateurs attirent chez eux-mêmes les jeunes filles et les jeunes hommes aux réunions où la soirée est faite d’un buffet où le chœur se produit, des orchestres etc. De plus les popes marchent sur les pieds des sectateurs. Ainsi au village Ekaterinovka du district de Rosochanskle, le pope local a engagé 15 jeunes garçons dans la chorale paroissiale ».
« Le pope Balachev dans la cité de Mininskij a organisé un cercle chrétien de femme sous le nom de Marie Madeleine… »
Dans le strict de Krasnooktjabrskij les évangélistes ont organisé un cercle « de la jeunesse chrétienne », qui lors des réunions élabore de nouvelles méthodes d’influences religieuses sur la jeunesse. On a organisé un cercle de femmes où les femmes des ouvriers se sont engagées. À la périphérie des villes il existe les cercles « bibliques » …
L’École de Zlobine est allée « communier », mais dans une autre école sous la forme d’une propagande athée, l’Évangile a été lu. (L’Athée auprès de la machine-outil, p. 24). Inquiète, la revue athée pose la question : « Pourquoi les personnes d’église et les sectateurs ont-ils un succès reconnu auprès de la jeunesse ? »
Les choses ne vont pas mieux même du côté des Komsomol[8]. Le troisième plenum de la C. S., Union des athées convaincus, a constaté que « du côté de certaines organisations du komsomol, il y a des cas de sous-estimation de l’importance politique, de la lutte des classes contre la religion, d’un renoncement à mener le travail antireligieux et à aider l’union des athées convaincus ».
Le journal L’Athée du 15 décembre 1931 se plaint :
« Dans certaines cellules de komsomol on n’accorde aucune importance à la propagande antireligieuse, malgré la décision du IXième congrès VLKSM[9]. À la suite de l’attitude de conciliation avec la religion, on a constaté les cas suivants : “Dans le strict de Belebeevskij, les membres de komsomol Katkova, Valentcheva, Loginova et Bolchakova n’ont pas rompu avec la religion. Ils fréquentent l’église, et au village Rjabeli, pour la guérison, ils sont même passés sous l’icône ».
« Parfois au lieu de mener la lutte pour la nouvelle vie quotidienne athée, les membres de komsomol se marient à l’église, baptisent les enfants ».
« Au village d’Erdovka du strict de Stalingrad (sur la Volga) le komsomol Sidorov s’est marié à l’église, et la komsomol Babetcheva était marraine lors d’un baptême chez un paysan aisé.
Au village de Pismenskij, du strict Belebeevskij le komsomol, membre du kolkhoze “Combinat”, Ignatij Ourazaev s’est marié à l’église ».
L’Athé s’indigne : « nous nous intéressons à ce que soient entreprises des actions locales de komsomol au sujet de ces “komsomols aimant le Christ”. »
Des faits curieux sont communiqués aussi par des membres du parti communiste :
À la fabrique de « Proletarskaiapobeda[10]», “la vénération des icônes n’a pas été surmontée, même dans les familles des membres du parti où celle-ci prend un caractère caché : l’icône est accrochée dans le placard et, lors de la fête, une lampe est allumée devant elle ” (L’athée auprès de la machine-outil).
Dans le numéro 21 de la même revue on raconte le récit suivant :
“Sur les routes défoncées de la ville d’Orel, une grande foule se déplaçait lentement. À la tête allaient deux popes aux joues rouges et les moniales de l’ancien couvent de Devitchij. Derrières eux plusieurs personnes portraient un grand cercueil couvert de feuille d’or et orné de petits anges. Derrière le cercueil, un homme sans chapeau suivait, tête baissée, avec les bras croisés sur sa poitrine… Il marchait sans faire attention à personne… Ce sont (p. 15) les funérailles de Timofeij Volkov – un tserkovnik, la main droite du pope Obolenskij… derrière le cercueil le fils de Volkov, Andrey, marchait. Celui-ci est aussi un ancien agent de l’église : au début –chef de la chorale paroissiale, puis komsomol “actif”, et maintenant membre du VKP[11], technicien du bureau de la rationalisation du travail.
« Le communiste » Volkov, après avoir caché la carte du membre du parti, a organisé les funérailles ecclésiastiques pour son père avec les popes et les moniales. Il a orné aussi le cercueil du défunt de chérubins et d’archanges et a achevé les funérailles par les commémorations. Par rapport au retour “au sein des croyants” du “ communiste” Volkov, les paysans locaux disent :
– « Tous les membres du parti sont ainsi: ils ne croient pas tant que quelqu’un ne meurt pas dans la famille. Mais s’il arrive un malheur, tout le monde court à Dieu. Les popes ont célébré les offices d’action de grâce en l’honneur « du pécheur repenti ». À travers les villages, des contes de bonne femme et des rumeurs ont circulé sur une apparition d’outre-tombe et les imminents tourments des communistes dans l’autre vie, sur l’enfer et le paradis etc. Volkov a hautement déclaré que tous les communistes, à ce qu’il dit, sont incroyants jusqu’à ce qu’arrive un incident, toutefois pour confirmation il s’est référé à son exemple personnel » …
Pour le moment seulement quelques personnes s’adressent à la foi et à l’église. Mais comme M. Artemiev écrit dans Le Bulletin de l’étudiant (№ 16, 1931), « Même si la grande majorité de la jeunesse non-soviétique se trouve en fait en-dehors de l’église, cela ne signifie pas encore une attitude hostile à son égard et il y a même beaucoup de raisons de supposer que cette jeunesse non-ecclésiastique est animée d’un intérêt pour l’église. Combien de fois est-il arrivé de rencontrer des jeunes hommes que retient loin de l’église la seule inertie historique de la vie de l’intelligentsia, qui par l’esprit et par le cœur sont prêts à entrer dans l’Église, et dont la volonté a juste besoin d’être stimulée. Beaucoup d’entre eux se trouvent en attente d’un certain miracle, les autres la regarde inconsciemment comme le dernier refuge en cas de nouvelles épreuves qui peuvent tomber sur leur tête ».
En revanche, ceux qui s’adressent à l’Église, la traitent déjà dûment. M. Artemiev estime que l’optimisme « religieux » des pasteurs orthodoxes, leur grand espoir, malgré les souffrances extérieures de l’Église, se fonde dans une grande mesure sur le zèle religieux de la jeunesse, sur leur état d’esprit religieux, frais et vif et sur la soif de leur profession. Pendant la première partie de la révolution, le nouveau clergé sortait de préférence du milieu de l’intelligentsia vieille et âgée ou du milieu prétendu « des ci-devant », souvent des anciens militaires; cependant pendant la deuxième partie de la révolution les cadres du nouveau clergé qui ont confessé leur foi, ont été de plus en plus complétés par le milieu de la jeunesse. Les évêques supérieurs de l’Église de ces dernières années ont été obligés à plusieurs reprises de retenir à ce sujet l’ardeur de la jeunesse, à conseiller de réfléchir et de vérifier leurs décisions ou recommander de renforcer les connaissances spéciales en théologie. Encore une manifestation plus marquante de la haute qualité du progrès de la jeunesse est l’institution du monachisme secret, étant répandu plus fortement et auquel à l’avenir, peut-être, un grand rôle historique appartient ».
Beaucoup en jugeant uniquement sur les apparences estiment qu’après la liquidation de la plupart de monastères, la vie monastique s’est complètement éteinte en Russie. En fait ce n’est pas vrai. Les athées même le reconnaissent. L’Athée (du 15 novembre 1931) écrit : « Les monastères sont fermés mais une grande armée noire de moines est restée… La fermeture (p. 16) de monastères a poussé toute la confrérie monacale à la recherche de nouvelles méthodes… Dans beaucoup de lieux de l’union soviétique à côté des grands monastères, dans leurs environs, les moines se sont installés, ont constitué des prétendus skites… À la suite des skites, la forme la plus étendue de leur activité est « la pérégrination ». Sur la proposition et le choix des moines ainés (des higoumènes et des archimandrites) les moines sont envoyés depuis les skites aux plus proches villages pour les sermons. Chemin faisant « les voyageurs » comblent d’éloges leur skite et recrutent des pèlerins… »
L’Ancienne vie russe est en train de mourir. Les nouvelles générations grandissent, n’ayant presque rien de commun. Mais cela signifie-t-il que les religions, l’Église Orthodoxe en Russie a cessé ? Même les athées répondent à cette question négativement. L’un des principaux acteurs, Vl. Sarabjanov, parlant de ce que « la vie nouvelle est créée avec l’économie nouvelle et le nouveau mode de vie, reconnait en même temps que « la religion fait encore autorité » (L’Athée auprès de la machine-outil, № 20б 1931).
Certains observateurs étrangers indiquent justement la montée d’états d’esprit religieux en Russie, le besoin croissant de la satisfaction des besoins religieux des Russes. De cela parle, par exemple, le Morning Post du 23 décembre 1931, dont le correspondant estime que la campagne anti-noël de cette année s’est préparée si faiblement et si mollement, justement à cause du renforcement de l’état d’esprit religieux parmi la population de l’Union Soviétique.
Les athées « ont le pouvoir » de détruire la Cathédrale du Christ Sauveur. Mais détruire le besoin religieux dans les âmes des Russes est au-dessus de leurs forces.
Traduction Yves Avril
[1] Après le mois de janvier 1932, L’athée auprès de la machine-outil ne sera plus publiée. Elle fusionne avec une autre publication athée.
[2] SVB : abréviation en russe de L’Union des athées convaincus
[3] Artel : union artisanale à la manière dont le kolkhoze est une union fermière.
[4] VKP : abréviation de Parti communiste de (toute) l’Union)
[5] Forme féminine du mot « prolétaire ».
[6] Au péjoratif « religioznik ».
[7] Au péjoratif « tserkovniki ».
[8] L’Union des Jeunesses Communistes.
[9] L’Union des Jeunesses communistes léninistes de l’U.R.S.S.
[10] « La victoire prolétaire »
[11] VKP : le parti communiste de l’Union