L’évolution de Miloukov et de Kerensky
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OPOVESTCHENIE N°4 – 1939
L’EVOLUTION DE MILIOUKOV ET DE KERENSKI
Parmi les réactions suscitées par le mouvement « Mladoross » et publiées récemment dans la presse, la plus intéressante est celle de Milioukov, dans Posliednie novosti (Les dernières nouvelles) du 13 décembre. On aurait pu croire que Milioukov aurait réagi de façon violemment négative à toutes nos considérations idéologiques et tactiques. En réalité sa critique s’est révélée relativement douce, et même, à certains égards, bienveillante.
Ceux qui se rappellent que Milioukov avait audacieusement tenté de persuader le Grand Prince Mikhaïl Alexandrovitch de ne pas renoncer au trône, peuvent supposer que le jugement porté par Milioukov sur « Mladoross » est un premier pas vers la renonciation à la république « coûte que coûte » et vers l’acceptation d’une monarchie qui pourra satisfaire les besoins vitaux de la nouvelle Russie post révolutionnaire.
Il est bien sûr prématuré de parler d’un changement aussi radical des idées de Milioukov. Tout en étant volontiers d’accord sur plusieurs points avec « Mladoross », il déclare qu’il considère comme « fatal » notre lien avec l’Etat naturel (le Tsar), et qu’il condamne notre tendance à concilier ouverture vers le futur et enracinement profond dans le passé, ainsi que notre acceptation de « la succession [dynastique] historique qui s’exprime réellement par la transmission du pouvoir suprême ». Mais Milioukov comprend bien lui-même que ce point, pour les Mladorossi, n’est pas fortuit et qu’il joue un rôle central dans notre orientation idéologique et tactique.
Il n’est pas possible de taire notre perplexité devant l’affirmation de Milioukov selon laquelle les Mladorossi, « s’approprient la conclusion tirée du point de vue d’un autre (c’est-à-dire de lui-même, Milioukov), sans pourtant s’approprier ce point de vue lui-même, en continuant [à s’appuyer sur] le fondement de leur vieille conception du monde ». Et il ajoute : « qu’il soutient toute une série de thèses programmatiques et tactiques issues d’un point de vue en complet désaccord avec celui qui oblige à demeurer dans le dévouement [à l’autorité suprême.] » A quelle conclusion il fait ici allusion, cela reste incompréhensible. Veut-il dire que c’est aux démocrates républicains que revient le mérite du rejet de la « psychologie blanche », rejet devenu inévitable pour toutes les forces vives de la Russie, forces qui sont ouvertes à l’avenir et qui suivent attentivement le déroulement des processus à l’œuvre dans la vie Russe ?
On dirait que Milioukov monopolise au profit de son groupe certaines idées comme, par exemple, celle de « l’orientation vers la Russie ». En même temps, il nous avertit du danger de monopoliser ce qui ne nous appartient pas, considérant même que nous n’avons pas le droit de monopoliser le « surnom de jeunes-russes » (Mladorossi).
L’honnêteté exige qu’on reconnaisse que l’idée d’une « orientation vers la Russie » n’appartient pas au groupe de Milioukov mais au mouvement eurasiste qui, hélas, à l’heure actuelle, a perdu son équilibre moral et politique et dont les discours, difficiles à comprendre, sont plein d’ambigüité et d’opportunisme.
Comment Milioukov évalue-t-il ce qui nous est commun ? Il énumère plusieurs points sur lesquels, entre lui et nous, il y a un abîme. Il met l’accent, par exemple, sur notre « agressivité », c’est-à-dire notre maximalisme qui effectivement s’oppose au comportement de la démocratie libérale, si chère à Milioukov. Puis, il est en désaccord avec le fait que nous fassions appel à tous, tant à Cyrille (le prétendant au trône) qu’aux membres du Komsomol. D’après lui, nous opposons à la notion de droit, qui est la pierre angulaire de la vision du monde de Miloukov, la notion de devoir, de service. Notre rejet de « l’individualisme » en découle, ainsi que la diversité de nos approches du passé de la Russie, etc… Nous souhaiterions que Milioukov s’explique d’une façon plus précise.
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Quant à Kerenski, il subit une métamorphose étrange. Dans Dni (Les jours) du 9 décembre, il écrit :
« L’Etat avant tout – voilà une idée capable de sortir la Russie de l’impasse… En Russie, il faut d’abord rétablir le pouvoir étatique, qui aura pour idée unique le profit de l’Etat ». Pour Kerenski, l’homme d’Etat idéal est Pierre le Grand. « On rencontre souvent la comparaison blasphématoire de l’œuvre de Pierre le Grand et de ce qu’a fait Lénine en Russie. Pourtant, il est difficile de trouver deux types d’actions aussi opposées l’une à l’autre. Pierre ne pensait qu’à la Russie, qu’à l’Etat. Il n’avait aucune idéologie, il réagissait au cas par cas, selon les besoins de l’Etat, poussé par les nécessités de l’époque. Il voyait loin. Il sentait la force du nouvel Etat naissant. Mais il n’essayait pas de plier la Russie par la force à sa propre vision du monde. Lénine en revanche pensait moins à l’Etat qu’au reste, et jamais à la Russie. Pour lui, la Russie était un champ d’opération occasionnel… Pierre était un homme d’Etat parfait… Lénine un parfait anti-homme d’Etat… quelqu’un qui a mutilé l’Etat, qui l’a ruiné au nom de ses idées partisanes, trop humaines. »
Dans Les dernières nouvelles du 18 novembre, on cite un intellectuel venu de Russie : « Nous avons besoin d’une idée créatrice, par exemple, du bonapartisme. N’allez pas penser que je suis un fasciste, un bonapartiste, non. Mais je suis prêt à accepter n’importe quelle idée qui nous sortira de cette situation insupportable. Vous comprenez, nous n’en pouvons plus, dans une idée active. Je parle bien sûr de la construction étatique et sociale. Nous avons de forts courants religieux et philosophiques. Mais ce n’est pas ça… Notre vie est un tunnel. Nous avons à tout prix besoin d’une idée. D’une idée active, capable non seulement de nous donner des directions, mais de susciter l’enthousiasme. Vous comprenez, nous avons besoin d’avoir l’esprit vivifié. Nous ne sommes pas morts, nous sommes dans un état d’anabiose, dans une espèce de coma. Il faut nous accrocher à une idée fondamentale pour que tout le reste soit éclairé par celle-ci comme par une lanterne…Mais nous n’avons pas de semblable idée. C’est en cela que réside notre perte. Il faut absolument la trouver. Et que les gens soient mus par elle. Indépendamment de ce qu’ils sont… Cela peut tout changer. »
Le même fait est attesté par Kerenski, dans un article intitulé « L’Etat avant tout », où nous pouvons lire : « Nous comprenons tous parfaitement – disait récemment un moscovite en pensant aux bureaucrates de l’appareil soviétique – que nous ne pouvons pas continuer ainsi, mais pour transformer le système actuel, nous avons surtout besoin d’une idée. Et cette idée nous ne l’avons pas. Nous la cherchons. – Comment cela, vous ne l’avez pas ? Et vos vieilles idées d’un Etat libre et démocratique ? – Non, non, ne parlons pas de cela, cela ne nous inspire plus. C’est du passé et on ne revient jamais sur le passé… »
Kerenski fait un commentaire mélancolique : « c’est tout à fait comme chez les eurasistes et les Mladorossi de l’émigration. Ils considèrent que l’expérience démocratique en Russie appartient au passé, à ces quelques mois de 1917. Quelle erreur absurde ! » – ajoute-t-il d’un ton pathétique. « Pendant les jours de février, la Russie non seulement n’a pas vécu l’ère de la démocratie, mais elle n’a pas eu non plus le temps de voir les débuts d’un système démocratique » … que Kerenski semble vouloir imposer à la Russie future… Ainsi il contredit sa propre déclaration qui affirme que la seule idée salvatrice est « Tout le pouvoir à l’Etat », qu’il n’y a qu’un moyen de mettre fin à la destruction : la soumission de toutes les idées, de tous les projets des partis, de toutes les transformations économiques aux intérêts de l’Etat ». Tout en louant Pierre le Grand, un exemple éclatant parmi tous les Tsars qui se mettaient toujours au service de la Russie, Kerenski, sans s’en rendre compte, se rapproche du « « parfait anti-homme d’Etat » – Lénine ».
L’éditorial des Dernières Nouvelles du 20 décembre lui rappellent ses activités démocratiques passées, et lui reproche de « vouloir presque se faire passer pour un collaborateur de Mussolini ». Nous, Mladorossi, pensons que Kerenski est effectivement proche de Lénine (qui plaçait le communisme au-dessus de la Russie), par sa fidélité fanatique aux principes antiétatiques. Pour lui, la démocratie est plus importante que la Russie, comme en 1917, quand il appelait non à sauver la Russie mais la révolution.
Mais, à l’heure actuelle, des états d’esprit très différents émergent en Russie. Ceci est confirmé par les socialiste révolutionnaires de l’émigration qui disposent d’informations riches et variées sur la vie russe, qu’ils publient dans Les jours. Dans son discours sur le problème du pouvoir en Russie (du 29 novembre), Kerenski trouve qu’en Russie, les chances de la démocratie parlementaires sont maigres. Un grand connaisseur de la vie interne du pays, Ivanovitch-Taline, ajoute que « le sentiment national s’est fortement développé en Russie. Et ceci à un tel degré, qu’à l’heure actuelle, il ne plie pas devant un pouvoir aussi fanatique que le nôtre. Il serait erroné de penser que le sentiment patriotique est né uniquement au sein de la population, sans toucher le gouvernement…Parfois, l’appareil du Parti utilise des termes ultra-patriotique, comme ce fut le cas pendant la guerre contre la Pologne ».
La montée d’un nationalisme sain est la garantie que l’avenir de la Russie n’appartiendra pas aux vieux partis libéraux, démocrates et socialistes. Les forces vives nationalistes qui combattent l’influence destructrice du communisme ne pourront pas rejoindre les courants qui en sont spirituellement proches. A n’en pas douter, ces forces prendront la voie de la tradition étatique de Pierre. Et seul sera national, le mouvement qui s’inscrira dans cette tradition.
Les Mladorossi tentent de s’unir à ceux qui travaillent à l’intérieur de la Russie sur la base du principe qui est de servir la nation. De cela, plusieurs de nos adversaires se rendent compte. Ainsi, un certain « Contemporain », qui nous a consacré deux articles dans Les Jours (n°5 et n°15), remarque fort justement que nous avons l’ambition, « non sans raison », d’influencer les membres du Komsomol, les pionniers rouges (organisation politique des écoliers), et même peut-être les membres du Parti.
Le socialiste « Contemporain » est particulièrement inquiet de voir que les Mladorossi soumettent « le monarchisme préhistorique à une modernisation peu réaliste et absurde ». Les communistes et les émigrés de gauche aiment d’habitude enterrer le monarchisme, le considérant étroitement lié à la restauration de l’ancien régime économique et social. Cette incompréhension du monarchisme est devenue évidente dans une déclaration récente de Kerenski selon laquelle « l’heure de la monarchie est passée, car la noblesse, en tant que classe, n’existe plus en Russie. » Les gens de gauche considèrent les Mladorossi comme de nouveaux monarchistes qui tentent de marier « le radicalisme économique spontané et la réaction politique consciente. » (Les jours, n°5). Le « Contemporain », cède à la panique : « Eux (les Mladorossi) sont sincèrement capables de se considérer comme l’avant-garde de la Russie en marche, ils peuvent prier Dieu de devenir le fer de lance de la renaissance russe… Nous (c’est-à-dire les Socialistes) devons faire notre possible pour que la Russie et nous, les pécheurs, soyons gardés de ce fléau…Amen, amen ! Arrière, disparais ! »…
Le ton des deux articles laisse une impression désagréable. Parallèlement aux remarques sérieuses, comme celle qui dit que le monarchisme post-révolutionnaire des Mladorossi est un descendant direct du vieux nationalisme russe ((Les jours, n°15), on trouve une série d’attaques mal fondées et incongrues. Certains passages témoignent d’une lecture superficielle de nos publications. Par exemple, l’auteur affirme que « les Mladorossi en compagnie de Markov, soutiennent le métropolite Antoine de Karlovtsi ». Si « Contemporain » était orthodoxe, (ce qui n’est probablement pas le cas), il comprendrait que le respect envers un hiérarque de l’Eglise Orthodoxe, est le devoir de tout chrétien, et que la gratitude que nous lui avons manifesté pour ses salutations ne signifient nullement que les Mladorossi se mêlent de la vie troublée de l’Eglise de l’émigration. Sur la même page où nous remercions le métropolite, nous déclarons qu’en qualité d’organisation politique, nous renonçons catégoriquement à donner quelque conseil que ce soit à nos membres en matière de religion. Dommage que le « Contemporain » n’ai pas lu plus attentivement nos articles. Nous n’avons pas peur de la juste critique. Au contraire, nous la saluons.