L’image non-peinte-de-main-d’homme*

La face du Christ, imprimée miraculeusement sur le linge-Oubrouss par le Sauveur en don au roi Abgar, voila l’étendard dont pavoise l’Eglise ! Ce [trophée de] victoire a couvert de son ombre et affirmé la vénération orthodoxe de l’Image en deux natures et une seule hypostase[2]. Et dans cette vénération, il a affirmé la vénération orthodoxe de toute représentation sacrée.

La fête par laquelle l’Eglise a commémoré cet évènement est connue sous le nom de « Troisième [fête du] Sauveur » (Treti Spas) et le contenu liturgique de l’office est marqué par une richesse et une profondeur théologique exceptionnelles. Le canon de la fête a été composé avec la participation du patriarche Germain et du grand défenseur de l’Eglise Théophane l’hymnographe qui subit des souffrances de martyr[3] pour sa défense inspirée de la vénération des icônes.

L’événement de l’apparition de l’Image Non-peinte-de-main-d’homme, sur la base des témoignages et de la Tradition ecclésiastique, se présente en substance de la façon suivante : le roi d’Edesse, à la fin de la voie terrestre du Seigneur, eu le désir de voir chez lui le Seigneur et de s’entretenir avec Lui. Pour cela, il envoya au Sauveur une petite ambassade comprenant quelques courtisans afin que cette ambassade rencontrât le Seigneur et Lui transmît l’invitation de se rendre auprès du roi d’Edesse et de passer quelques temps avec Lui. L’ambassade du roi d’Edesse trouva le Sauveur et Lui transmit l’invitation de son roi. Le Sauveur ne put satisfaire le désir du roi parce qu’Il connaissait l’approche de Sa Passion et qu’Il ne voulait pas quitter la Judée, mais pour ne pas causer de la peine au roi, Il accomplit un miracle qui devint le fondement et le signe de la gloire, qui devint l’héritage immuable et éternel de l’Eglise, son rempart et sa beauté.

Le Sauveur a imprimé de manière miraculeuse Sa face sur un morceau d’étoffe, sur l’« Oubrouss » ; en cela Il a posé, telle une pierre angulaire, telle une base précieuse, la représentation Non-peinte-de-main-d’homme de Sa face de Dieu-Homme, Il a créé la première icône à partir de laquelle prennent naissance toutes les icônes et à laquelle remontent comme à leur source toutes les représentations sacrées, parce que la source et le fondement de toute image est précisément l’Image du Christ, et cette Image est le témoignage immuable du Verbe fait chair, imprimée par le Sauveur Lui-même sur un linge, donnée à l’Eglise comme un étendard céleste, donnée à tous les hommes pour l’éternité.

« Ce qui vacillait à cause de la tentation des adversaires, Tu l’as redressé, ô Christ, en le consolidant par Ta Passion Vénérable et la représentation de Ton aspect[4]. »

Dans ce tropaire du canon, le saint Patriarche Germain égale la force salvatrice de la représentation de l’image du Christ à Sa Passion.

Cet acte du Christ, l’impression de Son Image sur un linge, au premier abord ne se rapporte qu’au roi qui avait désiré posséder une représentation du Christ, mais en réalité il a un sens beaucoup plus général. C’est la sollicitude infinie à l’égard de tout le genre humain qui est sauvé en se sanctifiant par l’image du Christ.

« Le Christ, Fils co-éternel du Père, pré-éternel et invisible, nous a laissé, pour le salut de nos âmes, Sa représentation dépeinte selon la chair.»

« Est représenté corporellement selon l’humanité[5] Celui qui, auparavant incorporel, n’a pas refusé de nous donner la représentation divine de [Son] aspect. »

Dans les paroles du tropaire il est dit que la représentation est donnée pour le salut de nos âmes. Le sens de ces mots tient en ce que la représentation de l’aspect du Sauveur sur l’Oubrouss – et à sa suite toute représentation sacrée – a un sens agissant, apparaît comme l’image et la voie du salut, et nous est donnée [purement et simplement] pour notre salut. [De la même manière] que le Sauveur s’est fait homme « pour nous hommes et pour notre salut », que le fondement de l’Incarnation [de Dieu] est le salut de l’homme et rien d’autre. ([Et non], par exemple, comme certains se le représentent, à cause d’un certain besoin de co-jonction avec le monde créé ou bien de fusion avec l’homme ayant une certaine conformité avec Dieu, donnée dans l’image et la ressemblance.) Ainsi l’icône dans sa signification fondamentale apparaît comme l’instrument et l’acte du salut de l’homme. C’est en cela et en rien d’autre que repose son sens fondamental et c’est en vertu de cela que toute la défense de la vénération des icônes est engendrée par le dogme de l’Incarnation et affirmée en lui. En quoi donc consiste ce sens salvateur de la sainte représentation, en quoi consistait le sens salvateur de l’impression par le Sauveur de Sa face sur l’Oubrouss ? En ce que, dans l’image du Christ, le divin est co-joint de manière indissoluble et immuable à l’humain. L’Image Non-peinte-de main-d’homme, et à sa suite toute icône, forme une sorte de nœud qui lie pour l’éternité les principes divin et humain ; ainsi l’icône est le témoignage visible et tangible de l’adjonction du principe humain créé à l’être divin impérissable.

Dans ses définitions, le VIIième Concile Œcuménique indique à plusieurs reprises quelle doit être la vénération des saintes icônes, de quelle manière une icône peut être salvatrice. Le sens fondamental de la vénération, le Concile le place non pas dans la vénération de la matière même dont est faite l’icône, non pas dans la vénération des planches, des couleurs ou des tesselles d’une mosaïque, mais dans l’effort pour élever, en contemplant l’image, son attention vers la source même de l’image – l’archétype invisible. Cette confession de la vénération des icônes par le VIIième Concile place la représentation sacrée pour ainsi dire à la limite du monde visible et tangible et du monde spirituel, divin. L’icône devient comme le symbole visible de ce monde invisible, son sceau tangible ; le sens de l’icône est d’être comme la porte lumineuse des mystères inexprimés, la voie de l’ascension divine. Le VIIième Concile Œcuménique et les Pères de l’Eglise dont les oeuvres eurent une importance particulière au Concile, surtout peut-être, saint Jean Damascène, [donnent et] soulignent précisément un tel sens à la vénération des icônes. Fondamentalement, pour les Pères du Concile, l’icône du Christ et l’icône de la Mère de Dieu, tout particulièrement quand elle est représentée avec l’Enfant, apparaissent essentiellement comme un témoignage du caractère non mensonger de l’hominisation du Christ. Il existe aussi un autre sens à ce caractère inséparable des icônes du Christ et de la Mère de Dieu : comme l’indique L. Ouspensky, l’icône du Christ est l’image de Dieu qui s’est fait homme alors que l’icône de la Mère de Dieu est l’image parfaite de l’homme déifié sur laquelle repose notre salut. Le Verbe s’est fait chair pour rendre l’homme co-participant à la Divinité.

Les icônes des Saints sont la confirmation et le développement du même principe. L’Image Non-peinte-de-main-d’homme du Christ apparaît comme le sceau originel et la source de toute image ; d’elle provient toute image et en elle naît toute image. Elle est comme la source d’un fleuve qui précipite ses eaux dans la vie infinie. Ces eaux sont la richesse incalculable des icônes nées et issues de l’Image Non-peinte-de-main-d’homme du Christ qui remplissent l’Eglise dans son mouvement inlassable vers la fin des temps et le Royaume du siècle à venir.

On peut aussi penser que l’Image Non-peinte-de-main-d’homme du Christ est non seulement la source des représentations sacrées, mais aussi l’image qui répand la lumière et sanctifie également les représentations et l’art profanes. Par exemple, en premier lieu l’art du portrait. En ce sens, l’icône dans son existence liturgique ecclésiale, n’est pas séparée de l’art extérieur mais est semblable à un sommet neigeux qui déverse ses ruisseaux dans la vallée, la remplissant et communiquant à tout la vie. Il y a encore un autre lien intime de l’icône avec la peinture extérieure, profane. L’icône fait naître dans la peinture étrangère à l’Eglise, parfois totalement terrestre, la soif mystérieuse de s’ecclésialiser, de changer sa nature ; l’icône apparaît dans ce cas comme le levain céleste à partir duquel la pâte a fermenté.


[*] En russe : Pensées sur l’icône, Ymca-Press, Paris, 1978, pages 83-85.

Une première traduction a paru dans Carnets d’un peintre d’icônes, aux pages 46 à 50,

Collection Slavica, l’Age d’homme, Lausanne, 1983 (actuellement épuisé).

[2] C’est-à-dire du Christ, Dieu et Homme – Image de Dieu. (N. du T.)

[3] Théophane l’hymnographe, dit Graptos, ou le Marqué, métropolite de Nicée en 842, et son frère iconographe Théodore, furent canonisés comme confesseurs : après de nombreuses tortures, l’empereur iconoclaste Théophile fit graver leur sentence de condamnation sur leur front au fer rouge. (N. du T.)

[4] Zrak : traduit « forme » en Philippiens, 2,7, sous entendant « forme visible », ou bien ici « aspect ». (N. du T.)

[5] Po nam : littéralement, «selon nous»