Le combat pour l’âme de la Russie

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Septembre 1927

Le combat pour l’âme de la Russie

Dans l’émigration, beaucoup de gens pensent qu’en Russie soviétique l’Église n’a pas de direction légitime. Cette opinion nous semble absolument injuste. Effectivement, le pouvoir soviétique était prêt à tout dans ses efforts pour écraser totalement l’Église orthodoxe. N’y étant pas parvenu par des persécutions directes, il a essayé de le faire en la corrompant de l’intérieur. On a vu apparaître le schisme des « rénovateurs », mais le peuple ne l’a pas suivi. Comme ils le reconnaissent eux-mêmes, il est évident que les rénovateurs meurent lentement mais sûrement (pour l’année 1926 ils ont perdu environ 2800 paroisses (voir le Messager pour juin de cette année). Est apparu un nouveau schisme, qui s’est attribué le nom d’Église patriarcale de l’Ancienne Église et s’est abritée sous le nom du défunt Patriarche. Cette fausse V.V.Ts.S.[1] a cru par ce moyen pouvoir tromper le peuple des croyants, mais absolument personne ne l’a suivie. Dans son message de mai 1927, la V.V.Ts.S. se nomme le seul organisme conciliaire compétent, titulaire de la légalisation civile qu’il transmet à tous ceux qui le reconnaissent ; elle convoque pour le mois de novembre de cette année un congrès général des évêques, des pasteurs et des fidèles de l’Ancienne église qui vivent sur le territoire de l’URSS, « afin de trouver, en unissant les forces et les avis, les meilleurs voies et moyens de salut commun et de bien-être de notre Église Patriarcale orthodoxe. » Après avoir assuré de leur fidélité le locum tenens du Patriarcat emprisonné, qui se trouve, selon les mots de l’auteur du message, en communion de prières et en communion canonique avec eux, ils poursuivent en attaquant, avec une haine et une rage incroyable et tout à fait indécente dans « un message d’église », le Métropolite Serge qui est de fait à la tête de l’Eglise, l’accusant d’usurpation cupide du pouvoir, de rejet du dogme de la synodalité, d’activité anticanonique et même antichrétienne etc. Dans le message, publié dans le présent numéro, du Métropolite Pierre, locum tenens du Siège Patriarcal, qui dès le mois de janvier a déclaré personnellement au président de V.V.Ts.S. qu’il n’était pas en communion de prières avec lui, nous voyons que le Métropolite Pierre est en complète union avec son Remplaçant, qui dirige sagement et fermement le vaisseau de l’Eglise. Nous savons aussi, par des nouvelles qui nous étaient déjà parvenues, qu’à l’époque où le Métroplite Serge fut arrêté, l’Église n’est pas demeurée sans chef (voir le message de l’archevêque d’Ouglitch Sérafim dans le n° du Messager du 1er mai). De sorte qu’effectivement, pendant tout ce temps, la succession dans la direction de l’Église en Russie n’a pas été interrompue. Pour nous, en émigration, il est très difficile de comprendre les conditions dans lesquelles l’Église orthodoxe dans la patrie vit et agit. On sait que le pouvoir communiste ne vise pas seulement le pouvoir politique : depuis le début il s’est fixé comme but la rééducation dans un esprit matérialiste et athée de tout le peuple. Aussi, en ayant fini avec ses adversaires politiques, il s’est vu obligé de s’en prendre à l’Église en tant que représentante et force nourrissante de ces aspects de la vie que l’enseignement communiste voue à une complète éradication. L’antagonisme irréconciliable des deux forces spirituelles – l’une, la bonne, créatrice, l’autre, la diaboliquement mauvaise, destructrice – qui mènent cette lutte sans merci dont l’objet est l’âme du peuple russe, apparaît avec une vivacité et une force persuasive dans le message des évêques qui se trouvent aux Solovki (voir Messager de juillet). Prêchant le matérialisme, les communistes ne comprennent pas en quoi consiste la véritable nature de la force de l’Eglise. Ils ne voient en elle qu’une banale force politique et luttent contre elle avec les mêmes méthodes dont ils usent avec leurs autres adversaires. Dans la bataille qu’ils ont déclenchée contre elle, s’est révélée une autre nature de l’Église, surnaturelle, bénéficiant de grâces. L’Église dans les souffrances et les épreuves a atteint une telle force de conscience ecclésiale authentiquement chrétienne qu’elle peut être comparée avec celle des premiers temps de la chrétienté.

L’époque que vit l’Église russe peut être comparée avec celle des débuts du christianisme sous un autre rapport également : la chrétienté, entrant en lutte avec le monde païen et un étonnant et profond processus de décomposition morale, a vaincu le monde par un travail profond, purement spirituel, surmontant de l’intérieur le processus de décomposition, transformant le monde de païen en chrétien, avant tout et plus que tout, par la transformation du cœur de l’homme. Aujourd’hui aussi l’Église russe par des voies intérieures mène un combat contre les processus de pourrissement et de décomposition, qui écrasent notre patrie.

Le pouvoir communiste n’a pas réussi à rééduquer le peuple russe.

Le doctrinarisme fanatique s’est trouvé absolument irréalisable et pour la Russie, au lieu d’une nouvelle société communiste, ce furent de terribles famines, des millions d’enfants vagabonds, un ensauvagement intellectuel et moral sans précédent, etc. Face à de semblables phénomènes, l’Église a pris conscience que c’était justement là que se trouvait sa toute première tâche. Les serviteurs de l’Église, trouvant consolation et encouragement dans l’accomplissement du premier commandement de l’amour de Dieu et la recherche avant toute chose du Royaume des cieux, accomplissent également le deuxième commandement – celui de l’amour du prochain, en affrontant par des voies purement chrétiennes les terribles événements de la vie russe, qui est devenue en grande partie franchement païenne. Mais pour servir le prochain, l’Église doit avoir, si peu que ce soit, une liberté dans son activité religieuse et dans l’organisation de la vie ecclésiale. C’est justement pour satisfaire ces besoins essentiels de l’activité de l’Église et par conséquent du peuple russe, que l’Église a plus d’une fois présenté ses exigences au pouvoir soviétique, en réclamant la légalisation, c’est-à-dire la réalisation du principe de la séparation de l’Église et de l’État. Y voyant une menace pour sa souveraineté politique et pensant en particulier à l’activité purement politique, qui a tant nui à l’Église en Russie, de certains hiérarques qui sont partis de Russie avec les armées blanches, le pouvoir soviétique s’y est jusqu’à présent obstinément opposé et a même redoublé de persécutions contre le clergé orthodoxe. Contraint de reculer sur presque tous les autres « fronts » (la NEP, la capitulation sans condition devant la paysannerie, les relations diplomatiques avec les pays capitalistes etc.), le pouvoir, malgré l’échec de toutes les tentatives de corrompre l’Église de l’intérieur, ne s’est toujours pas résolu à confirmer par des concessions extérieures la victoire intérieure déjà remportée par l’Eglise.

Aujourd’hui nous est parvenue l’heureuse nouvelle de la libération du Métropolite Serge qui se trouvait de nouveau en prison, et avec lui d’une série d’autres hiérarques, et de l’offre qu’on leur fait d’organiser librement le Gouvernement de l’Eglise. Le message du Synode provisoire de l’Église patriarcale, proclamé par le métropolite Serge, est une joie pour tous ceux qui croient qu’il est impossible de sauver la Russie sans une transformation religieuse profonde de la vie nationale. Par contre pour ceux qui ne comprennent pas cela et pour qui l’importance de l’Église n’existe que dans la mesure où elle ne favorise que certains buts patriotiques, le message du Métropolite Serge sera une grande déception. L’Église en Russie dans les conditions qui sont celles d’aujourd’hui ne peut agir librement que si elle renonce totalement à toute activité politique. « Et pour la foi chrétienne et pour les âmes des hommes ici, en Russie, il n’y a pas de plus grand danger qu’un lien avec la politique contre-révolutionnaire », a dit un évêque tikhonien de Russie. Et c’est pourquoi, le Synode patriarcal s’est vu obligé de dire que l’Église n’a rien de commun avec ceux qui mènent un combat terroriste contre le pouvoir soviétique. Dans l’émigration, beaucoup de gens pensent que des déclarations de ce genre sont le résultat de pressions sur les premiers hiérarques de notre Église. Cette opinion nous paraît être la plus grande injure faite aux confesseurs qui sacrifient réellement tout au Christ et à Son Église, et qui non en paroles mais en actes L’accompagnent sur le chemin du calvaire. Certes ce n’est pas d’un cœur léger qu’ils doivent composer de telles déclarations. Mais ils sont contraints de le faire non par une pression brutale qui ne les effraie pas tellement, mais parce qu’ils perçoivent en profondeur les véritables nécessités et les moyens de salut de leur Église et de leur patrie souffrante.

Quelle doit être notre attitude devant cette position de l’Église dans la Patrie ?

Nous qui nous trouvons en émigration, qui portons, selon l’expression du Métropolite Serge, la croix de l’exil, nous devons rendre grâces à Dieu de ce qu’Il nous a fait échapper à la croix incomparablement plus lourde qui pèse sur le sort de nos frères restés en Russie. Nous nous trouvons en liberté, nous pouvons penser et parler comme nous le voulons, nous ne nous trouvons pas, à chaque minute, menacés par l’emprisonnement et même la mort. Aussi pour nous personnellement, la simple réalité nous dispense d’avoir à l‘égard du pouvoir soviétique ce rapport que l’Église orthodoxe en Russie ne peut éviter. Nous sommes en ce sens absolument libres et c’est pourquoi notre tâche la plus importante est d’être attentifs à la situation de l’Église dans la patrie, et de nous abstenir de tout ce qui d’une façon ou d’une autre peut lui nuire.

Il nous semble que le plus rationnel serait de déclarer que, dans le domaine de l’organisation, nous ne nous trouvons pas subordonnés au pouvoir central ecclésial qui se trouve à Moscou. Nous dégageons ainsi l’Église de Russie de toute responsabilité pour ce qui, dans l’activité de l’Église russe hors-frontières, pourra être interprété par le pouvoir soviétique comme hostile à son action. D’un autre côté, si notre croix d’exilés est incomparablement plus légère que la croix portée par les confesseurs de l’Église dans la patrie, il s’ensuit aussi que les dons de grâce du Saint Esprit, les grâces consolatrices, répandues en abondance sur ceux qui souffrent et sur les martyrs qui font acte d’héroïsme pour le Christ dans la patrie, sont incomparablement moindres pour nous. Preuve en est tous nos différends et toutes nos divisions ainsi que les tentatives que font les partis politiques d’utiliser l’Église en qualité d’arme dans leurs combats.

À la lumière des événements qui se déroulent en Russie, se révèle dans une clarté particulière le mensonge de l’activité politique du Synode de Karlovci, qui a lié le nom de l’Église à des groupements politiques, qui, du point de vue spirituel, sont complètement détachés de leur patrie et ne comprennent pas tout le sens des événements qui s’y déroulent. D’après les publications d’un de ces groupements, on peut voir combien il est éloigné de reconnaître vraiment le sens du rôle de l’Église en Russie, réduisant par conséquent l’Église du Christ à une situation de support de la lutte politique en Russie. En Russie l’abondance des dons de la grâce a conduit l’Eglise et le peuple à cette conscience pour laquelle le Christ est réellement la Voie, la Vérité et la Vie. Du point de vue de l’organisation, il y a longtemps que nous ne nous trouvons plus, pratiquement, dépendants des autorités patriarcales de Moscou, mais toute notre tragédie consiste en ceci que, pauvres en grâces reçues, nous n’accordons pas suffisamment d’attention à l’enrichissement en grâces de l’Église de la patrie et que nous n’allons pas nous y alimenter spirituellement. Ce que nous lègue le Patriarche Tikhon, ce n’est pas l’attitude [qui est la sienne] face au pouvoir soviétique mais la relation et celle de ses disciples à la nature céleste de l’Église qui a conduit à ce torrent abondant de dons spirituels. Et sans considérer les actes émanant de l’Église tikhonienne à l’égard du pouvoir soviétique, et notre éloignement de fait, définitif, extérieur, nous ne pouvons pas et ne devons pas interrompre notre effort pour nous pénétrer de l’authentique enseignement spirituel du patriarche Tikhon et c’est en cela seulement que nous voyons la possibilité de vivifier et d’approfondir, en émigration également, la vie religieuse.

Traduction Yves Avril


[1] V.V.Ts.S. : Conseil suprême ecclésiastique provisoire

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