Histoire
La fondation de la paroisse de la Sainte Trinité
Quelques dix années après la fin de la guerre civile en Russie, suivie de l’exode massif des émigrés, le quartier de Paris qui comptait le plus grand nombre de Russes était le XVième arrondissement de Paris et sa proche banlieue, quartier alors encore accessible aux revenus modestes. Pour secourir toutes ces personnes en grande difficulté, tant matérielle que morale, et privées de tout soutien pastoral, le « Podvorié » des Trois Saints Hiérarques, décida de se rapprocher d’eux et de créer une paroisse à la limite sud du quartier. Fin 1933 un local fut trouvé à Vanves et l’église fut consacrée à la Sainte Trinité.
C’est l’évêque Benjamin (Fedtchenkov), devenu lui-même recteur du Podvorié qui chargea le hiéromoine Stéphane (Svetozarov) de la fondation. Le métropolite Antoine (Bloom) (cf. Metropolitan Anthony of Sourozh Archive), se souvenait que quelques paroissiens particulièrement fervents de la rue Pétel furent délégués à Vanves pour constituer le noyau de départ, parmi lesquels était Kyrill Gueorguievitch Chévitch, le futur archimandrite Serge.
La paroisse fonctionna quelques années sans statut administratif et l’association cultuelle ne fut déclarée officiellement qu’en 1936. Les premiers membres du conseil paroissial étaient Michaïl Pavlovitch (1885-1951) et Evguenia Samouilovna (1881-1953) Worontzoff-Veliaminoff ainsi que trois dames, Vera Alexandrovna Zveguintsova (1899−1998), qui tint la caisse des cierges jusqu’à son rappel à Dieu, Sophie Petrovna Pokhitonova (née princesse Sviatopolk-Mirskaya) (1887-1978) et Maria Vassilievna Liapina, la mère d’Alexandre Alexandrovitch Liapine (1927-2011), qui servit comme enfant de chœur dès son enfance avec le jeune Nicolaï Glinsky.
Toutes les familles russes du quartier — deux rues d’Issy-les-Moulineaux, notamment, les rues Claude Matrat et Voisembert, n’étaient occupées que par des russes — se retrouvèrent peu à peu dans cette église et leurs descendants continuèrent pendant presque trois générations. On trouvait parmi eux les familles Worontzoff-Veliaminoff, Ignatiev, Boulatsell, la famille Kedrov mais aussi la famille Lossky, la famille du comte Andrey Michaïlovitch Lanskoy (1902-1976), le célèbre artiste peintre de l’école de Paris qui compte avec lui d’autres peintres russes comme Poliakoff et Nicolas de Staël, le philosophe Nicolas Berdiaev, le grand duc André, cousin de Nicolas II, et sa femme, la ballerine Kchessinskaia, devenue Romanov, son fils Vladimir Sergueevitch Krassynsky, un ami personnel du père Serge, devenu Vladimir Andreevitch Romanov par décret de Nicolas II en 1911, le Grand Duc Vladimir Kirilovitch Romanov (1917-1992), dont l’épouse, la Grande Duchesse Leonida et le petit fils, le Grand Duc Georges, firent don, en mémoire de père Serge, d’une icône de la Mère de Dieu de Kazan à la communauté paroissiale de Vanves, lors de la consécration de l’église des nouveaux Martyrs, Michel Enden, Maximilien Vassilievitch Chtenger, Sophie Borissovna Pilenko, mère de la Mère Marie Skobtsov (cf. Archives) et son ex-mari Daniel Ermolaevitch Skobtsov qui chantait dans le chœur, Boris Pavlovitch Alimov qui sculpta bon nombre des décorations de bois de l’église… On y venait du XVième mais aussi de Meudon, d’Issy-les-Moulineaux, de Clamart…
Si le père Serge participa à la fondation, par la suite en revanche, selon d’anciens paroissiens, il n’apparut plus à Vanves avant la guerre. Peut-être y vécut-il entre 1941 et 1943, après son ordination monastique. Mais, en ce cas, il aurait vraisemblablement quitté Vanves ensuite, pour rejoindre le père Denis Chambault, devenu moine après la mort de l’archimandrite Athanase (Netchaev), lorsque il transforma la maison du 26 rue d’Alleray en un prieuré bénédictin orthodoxe, placé sous le patronage de saint Denis de Paris et de saint Séraphin de Sarov.
Lorsqu’il reçut l’ordination sacerdotale, le 12 septembre 1945, le père Serge fut envoyé à Vanves comme recteur pour remplacer le père Stéphane qui devint alors, pour la deuxième fois, recteur du Podvorié des Trois Saints Hiérarques jusqu’à son départ en Russie, à la fin de 1947. L’archimandrite Séraphin (Rodionov), futur archevêque de Zurich, qui avait succédé au père Athanase (Netchaev) à sa mort en 1943, avait pendant l’occupation contracté la tuberculose et du partir alors en sanatorium.
Pendant les années 1930, en revanche, Kyrill Chévitch participait aux offices principalement rue Pétel, prenant part activement à la vie de la communauté du Podvorié. C’est la mère de Georges Kroug qui devint paroissienne à Vanves, à cette époque, ainsi que sa fille Olga Ivanovna car elles vivaient tout près, au n°18-20 rue Lacretelle. Celle-ci rapportait également que son frère louait alors une chambre indépendante dans les locaux où était installée l’église (peut-être la chambre occupée plus tard par le père Serge) — probablement à l’instigation de sa mère — mais qu’il y logeait rarement, n’ayant que peu de relation avec le père Stéphane. A l’époque, il habitait plus volontiers chez sa mère et rendait souvent visite à la mère Théodosie (Orlova) qui habitait, elle aussi, rue Lacretelle (cet immeuble ne comptait à l’époque que des familles russes).
L’impasse Alexandre
L’église se trouvait alors au n°2 de l’impasse Alexandre, dans un quartier de Vanves progressivement détruit par les travaux d’aménagement du Parc des Expositions. C’était d’anciens ateliers artisanaux grossièrement aménagés et partagés par un couloir surmonté d’une verrière. Une moitié du bâtiment au rez-de-chaussée était occupée par une teinturerie. Au premier étage, courait au dessus du couloir une mezzanine sur laquelle s’ouvraient quelques chambres. L’ensemble était d’un confort primitif et il y gelait l’hiver.
De l’impasse, on entrait à l’église à travers une sorte de sas. Sur la gauche, se trouvait la caisse des cierges. Le sanctuaire faisait face à l’entrée. Sur la droite, au centre de l’église, une deuxième porte s’ouvrait sur le couloir qui menait au reste du bâtiment.
Sur la gauche du couloir on trouvait d’abord la chambre du père Stéphane qui jouxtait l’église ; puis venait la chambre de celle que tout le monde appelait Njanja, une dame âgée, nurse jadis, que tout le monde connaissait comme « Goutchkovskaya njanja » parce qu’elle avait travaillé toute sa vie pour la famille Goutchkov. Elle apparait sous ce nom dans un livre de Marina Tsvetaieva consacré à la mémoire du poète allemand Rainer Maria Rilke (1875-1926), « Ta mort ». Un des récits, « Vania » (Œuvres, tome 2, Paris, 2011, pp. 217-241), concerne l’enfant paralysé Vania Goutchkov, dont Njanja était la nurse. Cette dame tenait l’intendance de la paroisse. Sa chambre fut, après son décès fin 1945 ou début 1946, occupée par le novice Georges Ivanovitch Kroug, futur moine Grégoire. Ensuite, on trouvait une autre pièce occupée par la teinturerie. De l’autre côté, sur la droite du couloir, face à la chambre du père Stéphane, il y avait une pièce qu’on appelait l’école, qui servait également aux agapes (cf. Page Les dernières agapes de Pâques Impasse Alexandre) Ensuite, toujours sur la droite, on trouvait la teinturerie puis la chambre du père Serge et les WC. La porte de la teinturerie était constamment ouverte et, aucune aération correcte n’ayant été prévue, se répandaient toutes les effluves de produits chimiques, dans une ambiance particulièrement malsaine. Dans la chambre même du père Serge, ne s’ouvrait qu’un étroit pan de verrière donnant sur une courette arrière. Le père Serge vécut là quelques vingt cinq ans, ce qui ne fut certainement pas étranger à la maladie qui l’emporta.
Dans cette fabrique logèrent également un certain temps mère Anastasie (dans le monde, Alexandra Félixovna Choulguina, veuve d’Alexandre Fjodorovitch Boulatsell) qui occupa la chambre laissée libre par le départ de père Stéphane, et peut-être aussi mère Anne (Kiparissova).
La rue Michel-Ange
Au début des années 1970, quelques temps après la mort de père Grégoire survenue le 12 juin 1969, la paroisse fut obligée de déménager, le pâté de maisons où se trouvait l’impasse étant promis à la destruction.
On put acquérir une maison à quelques pas de là, rue Michel-Ange, où les premiers travaux, puis les premiers aménagements, eurent lieu à la fin de 1971. C’est à cette époque, alors que les moines étaient encore en peine installation, que le métropolite de Tallin Alexis (Ridiger), devenu le patriarche Alexis II en 1990, souhaita rendre visite au père Serge afin de prendre connaissance de ses vastes et précieuses archives et d’en mettre au point la transmission à l’Eglise Orthodoxe Russe souhaitée par le père Serge. L’installation définitive se déroula durant les premières semaines de 1972. Mais de nouveau, à la fin des années 1970, cette deuxième maison fut à son tour menacée de destruction par la construction d’un hôtel voisin. Heureusement, grâce à un paroissien et acteur connu (sous le nom de Maurice Teynac) qui entretenait personnellement des liens avec certains membres du gouvernement d’alors, on obtint que la maison soit épargnée.
Elle est restée là jusqu’à ce jour, telle quelle était encore à ce moment là, comme un îlot de souvenirs.
Dans cette nouvelle maison, il n’y avait pas de rez-de-chaussée mais un entresol où l’église se trouvait en contrebas de la rue. On y accédait par quelques marches, intégrées à l’intérieur de l’église par la construction, sur le seuil, d’une sorte de narthex surmonté d’un petit bulbe. Le sanctuaire était décalé sur la droite par rapport à la nef et les icônes peintes par le père Grégoire (Kroug) qui se trouvaient de part et d’autre de l’iconostase impasse Alexandre, Saint Nicolas et Sainte Geneviève de Paris, furent placées toutes les deux du côté droit de l’iconostase (cf. L’intérieur de l’église de la Sainte Trinité). En revanche, l’iconostase et les autres icônes, se placèrent de façon pratiquement identiques. Seule l’icône de la Descente aux Enfers peinte par mère Théodosie et qui se trouvait sur la gauche sous un kihot, dans un position symétrique de celle de la Sainte Trinité de père Grégoire, changea de place et fut installée dans le sanctuaire, au centre derrière l’autel. Cette icône se trouve aujourd’hui au Séminaire Orthodoxe Russe d’Epinay-sous-Sénart.
Le père Serge choisit pour lui-même la pièce la plus inconfortable, le grenier, au troisième étage de la maison, sous un toit qui n’était pas isolé, où il faisait très froid l’hiver et très chaud l’été. La pièce avait l’avantage d’être assez vaste pour y entasser le surplus d’archives qui arrivait sans cesse. Ceux qui ont visité père Serge dans cette pièce fortement soupentée, ont remarqué qu’on y circulait à l’étroit au milieu d’une masses de cartons, parfaitement rangés et soigneusement recouverts de draps. Un nombre assez restreint de photos étaient placées sur les mur. On voyait notamment la dernière photo du père Grégoire, faite en mai 1969, puis, l’un à côté de l’autre, les portraits des Patriarches Tikhon et Serge de Moscou que le père Serge joignait tous deux dans une même vénération (alors qu’à l’époque l’opinion générale orthodoxe les opposaient violement). Il y avait aussi, accrochées au dessus de son lit, quelques toutes petites icône de Saints qu’il vénérait particulièrement, peintes par père Grégoire spécialement pour lui : saint Mitrophane de Voronège, le saint martyr Longin, saint Grégoire l’iconographe, le saint grand martyr Mina ainsi qu’une sainte Geneviève, maintes fois retouchées et sans doute bien abîmée par le père Grégoire qui n’était jamais satisfait.
Les pères Hilarion et Jean, deux moines qui avaient été confiés au père Serge par son ami, l’archimandrite Sophrony (Sakharov), logeaient au deuxième étage de la maison. Le père Barsanuphe, envoyé par le métropolite Antoine (Bloom) lorsqu’il était Exarque et qui avait pris soin de père Grégoire les dernières années de sa vie, continuait d’habiter le skite du Saint Esprit. Les deux moines le rejoignaient durant l’été et vivaient chacun de leur côté, dans des cabanes indépendantes construites sur le territoire du skite. Le père Serge ne pouvant demeurer là-bas à cause de sa santé, on venait le chercher à Vanves en 2 Chevaux, le mercredi matin, pour célébrer la liturgie et on le ramenait le soir. Pour les vigiles des fêtes ou des dimanches, les moines le rejoignaient à Vanves.
Au premier étage de la maison, se trouvait une grande salle tapissée de livres qui servait de réfectoire aux moines ainsi qu’après la liturgie, à recevoir les laïcs pour les agapes. Il y avait encore une petite pièce où le père Serge recevait ses visiteurs. Au dessus de la cheminée du réfectoire, on trouvait une photographie de saint Silouane de l’Athos offerte par père Sophrony, une photographie du manuscrit de la lettre adressée par le starets au père Serge (cf. le texte de la lettre) et l’icône de la Sainte Trinité, peinte par père Grégoire spécialement pour un magnifique cadre ancien que des proches avaient apporté de Russie. Au fond de la pièce, il y avait plusieurs tables sur lesquelles se développait une magnifique plante d’aloès qui prospérait de pots en pots (le tout faisait plus de deux mètres de long) et sur laquelle le père Serge veillait avec amour.
Les célébrations
La célébration des offices était en semaine de type monastique et le typikon était exécuté intégralement, particulièrement lors du grand carême. C’étaient alors les moines qui lisaient et chantaient. Avant l’arrivée des pères Jean et Hilarion, lorsque le père Serge servait à l’autel et que père Grégoire lisait et chantait seul au kliros, – feu l’higoumenia Théodosie (Solomiants) s’en souvenait avec émotion – la célébration accomplie par les deux moines était "un sommet de beauté liturgique". Sans compter leur sensibilité musicale, l’unité d’âme extraordinaire qui existait entre les deux hommes, l’élévation exceptionnelle de leur vie spirituelle, leur grande ascèse, l’état de contemplation dans lequel ils vivaient, la pureté de leur prière se dévoilaient ainsi, à leur insu, pour ceux qui assistaient à l’office.
Par la suite, l’office restait très beau, mais la perfection n’était plus la même. Avec les années, cependant, la concentration du père Serge n’avait pas faibli. Malgré le poids de la charge sacerdotale, c’était lui qui veillait à l’exactitude du déroulement des offices. Pendant le grand carême, par exemple, lorsque l’office matinal peut durer jusqu’à sept ou huit heures, son attention ne faiblissait pas et aucune des erreurs commises par les moines ne lui échappait. On ne pouvait dire exactement que le père Serge fût absorbé par la prière, au sens où il se serait abstrait de ce qui l’entourait, – il était au contraire extraordinairement attentif. Nourri depuis sa jeunesse des richesses pleine de grâce des textes liturgiques, il était indéfectiblement uni à Dieu ainsi qu’à ses prochains et son cœur vivait de la vie même de l’office.
C’est ainsi qu’il n’était pas possible d’entrer dans l’église à son insu, aucune présence ne lui échappait. Même si l’on entrait sans aucun bruit, il sortait immédiatement du sanctuaire; d’un seul regard il comprenait l’état spirituel de l’arrivant et l’enveloppait de son amour et de sa prière. Les assistants ressentait sa présence de façon si proche!
Quelle reconnaissance infinie aurions-nous dû éprouver vis à vis de lui pour ce souci profond et paternel! Cependant, même si, faibles que nous sommes, nous avons été ingrats et infidèles, le père Serge, lui, demeurait fidèle car, à l’image du Seigneur, "il ne pouvait se renier lui-même"!
Les jours de fêtes, l’office se déroulait avec exactitude, mais légèrement raccourci avec discernement, afin de ne pas accabler les nombreux laïcs qui se rassemblaient. Contrairement à d’autres églises lors des vigiles de fêtes, l’église de la Sainte Trinité était pleine de monde ces soirs-là. Le père Serge à l’avance, plusieurs dimanches de suite, nous annonçait la fête. Au fur et à mesure qu’elle approchait, il nous instruisait par quelques mots sur son sens et son importance. Ceux qui ne pouvaient être présent le matin étaient invités à venir aux vigiles. Il y avait toujours beaucoup de fleurs devant les icônes et sur l’analoï.
Mais il y avait plus que l’affluence et la décoration due aux soins des paroissiens. Malgré la pauvreté, la célébration était d’une splendeur incomparable : tous pouvaient saisir "la grandeur éclatante de la fête!" Ces jours-là, l’église était remplie d’une lumière si vive et si joyeuse qu’elle ne pouvait tenir seulement à l’abondance des fleurs, des cierges et des lampes! L’église tout entière étincelait de Gloire! Après de longues années à fréquenter diverses églises orthodoxes, on peut dire sans risque de se tromper: «Jamais nulle part les Fêtes de l’Eglise n’ont été célébrées ainsi » !
Lors de la liturgie du dimanche, après la proscomidie qui commençait très tôt le matin, où le père Serge commémorait des listes infinies de vivants et de défunts, il y avait tant de confessions qu’il était fréquent de lire deux fois en entier, et parfois trois, le canon et les prières de la communion. Le père Serge tenait à ce que tous reçoivent l’absolution. "De même qu’avant de venir à l’église, nous lavons notre corps, disait-il, de même, pour honorer le Seigneur, nous devons aussi laver notre âme ". Le père Serge n’attendait pas forcément une confession très étendue de ceux qui se confessaient régulièrement, mais essentiellement l’aveu que l’on n’aime pas assez Dieu et le prochain. "Car cela est toujours vrai", disait-il, "même quand on n’a pas le sentiment d’avoir commis de péché"!
Malgré la longueur de l’office, personne n’aurait songé à se plaindre : cette attente était pleine de grâce et d’une incroyable légèreté. Les lectures étaient faites en français car tous les Russes présents comprenaient parfaitement cette langue. Les nombreux français qui se pressaient là suivaient aussi l’office dans leurs traductions pour n’en rien perdre.
De son côté, malgré l’épuisement, jamais le père Serge n’a manifesté aucune impatience ni remis un devoir pastoral à plus tard. Ainsi, avant de se reposer, ajoutait-il encore souvent à la liturgie plusieurs pannikhides, respectant le désir de chaque famille de commémorer indépendamment ses propres morts. Seule une force venue d’en haut lui permettait de se tenir ainsi, inébranlable, à son poste.
Lors de la liturgie, le père Serge lisait les prières secrètes du canon eucharistique à voix basse, comme c’est l’usage dans l’Eglise russe. Mais, sa prière était si puissante que personne, pour ceux qui auparavant avaient fréquenté des paroisses où ces prières étaient dites à voix haute, ne s’avisa jamais qu’il manquait quelque chose. Bien que nous n’ayons pas entendu les prières avec nos oreilles de chair, nous les entendions parfaitement avec notre cœur et nous étions invités à concélébrer, comme soulevés de terre. Le père Serge nous unissait en lui-même à sa prière et nous faisait bénéficier du libre accès qu’il avait auprès du Seigneur. Les célébrations revêtaient une intensité particulière (c’était une expérience extra-ordinaire) et se rendre à l’office était toujours une réjouissance, même si les combats spirituels ne manquaient pas! Comment en aurait-il été autrement, alors que tant de bénédictions se répandaient sur nous! Les longs offices étaient certes un combat, une ascèse, mais une ivresse bienheureuse les accompagnait et l’approche du grand carême nous remplissait de joie!
Les juridictions de l’Eglise Russe
La composition des paroissiens était d’une grande variété, il n’y avait parmi eux aucune unité socioculturelle. Dès le début de son action pastorale tous se retrouvèrent autour du père Serge, aucune barrière humaine ne pouvait résister à sa prière et séparer les fidèles.
Lorsqu’il devint recteur de la Paroisse en 1945, en effet, la situation canonique de l’émigration était à nouveau difficile. Après la réconciliation des trois juridictions de l’Eglise Orthodoxe Russe grâce au métropolite Euloge (Gueorguievsky), après la victoire de la Russie aux côtés des Alliés en 1945 et l’élection du patriarche de Moscou Alexis Ier, l’unité s’était à nouveau brisée après la mort du Métropolite survenue le 8 août 1946. Certains membres de l’émigration avaient alors la possibilité de prendre la nationalité soviétique et la partie la plus sensible politiquement de l’émigration ne supportait pas ce changement. Il y avait même des églises où l’on demandait aux fidèles de présenter leurs papiers à l’entrée et les détenteurs de passeport soviétique étaient refoulés. De plus, lorsque le Patriarche Alexis Ier de Moscou (Simansky) transmit la succession de monseigneur Euloge au métropolite Séraphin (Loukianov) et non à l’archevêque Vladimir (Tikhonitsky), tous les fidèles qui avaient suivi monseigneur Euloge au Patriarcat de Constantinople en 1931, décidèrent d’y retourner pour échapper au caractère canoniquement contraignant de cette décision. Bien sûr, il y eut des exceptions, comme l’archiprêtre André Sergueenko, le fondateur du skite du Saint-Esprit, l’archiprêtre Lev Liperovsky ou l’archimandrite Nicolas (Eremine), futur Exarque et Métropolite. L’opposition cependant semblait plus violente que jamais.
Dans cette situation, le premier soin du père Serge fut-il de dégager sa paroisse de toute dépendance financière ou administrative, fût-elle très symbolique, à l’égard de Moscou. Il tenait lui-même les comptes (son expérience de banquier lui rendait la chose aisée) et assumait toutes les tâches administratives, ne permettant à aucun clerc de se mêler de la gestion de l’église — ce qui n’était d’ailleurs pas très difficile tant l’estime dont il bénéficiait était grande. Personne n’aurait douté de son intégrité ainsi que de sa totale consécration à Dieu seul. Son humilité, son rayonnement de confesseur et de médecin spirituel des âmes, sa capacité à discerner les consciences et leurs secrets, son charisme prophétique de connaissance de ce dont il n’avait jamais été informé humainement, le plaçaient très haut au dessus des soupçons et des passions politiques. Chacun venait ouvrir son cœur devant le regard plein de sagesse et d’amour du père Serge plutôt que devant les confesseurs officiels de telle ou telle obédience.
Mais le père Serge eut soin également de choisir ses collaborateurs parmi des membres de l’émigration qui eux aussi étaient au dessus de tout soupçon, par exemple Stépan Kyrillovitch Salov, le marguillier, ou Valentina Dimitrievna Vassioutinskaya-Marcadé qui portait le titre de trésorière, ou bien le chef de chœur Kyrill Philippovitch Voïtchenko, avec Alexandra Alexandrovna Zakharova-Voïtchenko (1901-2002), son épouse, qui chantaient dans le chœur de Nicolas Pétrovitch Afonsky, rue Daru, avant de collaborer avec le père Serge. Auparavant, le chef de chœur était Alexandre Alexeevitch Oxansky, un chanteur d’Opéra et membre du quatuor Kedrov. Dans les années 1960, appartenaient également au chœur, Vladimir Constantinovitch Ivanov et Tatiana Delacroix (veuve d’un français, Arthur Delacroix et mère de Pavel Arthurovitch, caporal de l’armée française et disparu au cours de la seconde guerre mondiale), Georges Michaïlovitch Worontzoff-Veliaminoff, fils de Michaïl Pavlovitch, et son épouse Tamara Vassilievna, Jean van Epenhuysen, le futur moine Hilarion, ainsi que Tatiana Constantinovna Lebedinsky.
Ainsi, toutes personnes venues des trois juridictions russes qui, dans d’autres circonstances, se seraient disputées ou auraient peut-être changé de trottoir lorsqu’elles se croisaient dans la rue, se retrouvaient ici pour la prière sous la direction spirituelle du père Serge. D’autres, cependant, se contentaient de venir se confesser, prenant soin de ne rencontrer personne devant la porte et de garder secrète leur visite.
Mais il faut insister sur le fait que la paroisse de la Sainte Trinité à Vanves, fut la seule église où durant quarante ans, la querelle des juridictions n’existait pas.
Se réunissaient là également, des personnes qu’on aurait caractérisés comme des œcuménistes et d’autres comme des traditionalistes. Tous ces clivages n’existaient plus auprès du père Serge. Il y avaient aussi des Protestants en recherche, des laïcs et des moines catholiques intéressés par l’Orthodoxie ou même cherchant la polémique, d’autres qui demandaient la confession, tous attirés par la réputation et le rayonnement du Père Serge. Il accueillait tout le monde avec joie et amour, mais n’hésitait pas à rappeler l’histoire ou les dogmes de l’Eglise, à expliquer nettement pourquoi, par exemple, on ne donnait ni la communion ni l’absolution aux non-orthodoxes. Chose étrange, même après ces explications, ayant laissé toute raideur, les gens revenaient de temps en temps, voir souvent, pour assister à l’office et s’entretenir avec le Père que tous considéraient comme leur ami.
On ne pouvait faire la connaissance du père Serge sans sentir un lien très fort avec lui; on lui appartenait, d’une manière ou d’une autre, d’un lien profond du cœur, libre, naturel, filial, comme si on l’avait toujours connu et aimé, et comme si lui, en retour, à la ressemblance de Dieu Lui-même, devait toujours nous connaître et nous aimer. Les relations entre les gens autour de lui était simples, remplies d’une paix, d’une harmonie — en réalité d’un autre monde, secrète et parfois même cachée à nos propres yeux, tant elle semblait aller de soi.
Comme le disait plus tard une ancienne paroissienne: « C’était une époque bénie » !
On venait également consulter le père Serge de l’étranger, de Russie ou de Grèce, notamment. Il n’y avait pas de personnalité spirituelle de passage à Paris qui ne lui rendît visite et certains profitaient avec joie de l’hospitalité du petit monastère. Beaucoup, parmi les étudiants de l’Institut de Théologie Saint Serge, venaient se confesser, assister aux offices, prier avec les moines. Quand ils retournaient chez eux, leurs études terminées, ils emportaient le souvenir de ce foyer monastique et spirituel qu’était devenu la petite église de Vanves. Comme ce fut le cas de son Eminence Georges (Khodr), métropolite du Mont Liban qui, averti du rappel à Dieu du Père Serge en 1987, eut cette parole: « En lui, nous avons tous perdu un grand spirituel! » ou bien de son Eminence Jean (Renetteau), archevêque de Charioupolis, qui se souvenait récemment qu’ envoyé en France étudier la théologie à l’Institut Saint Serge par l’archimandrite Sophrony (Sakharov) au début des années 1970, il venait souvent prier à Vanves pour les offices et, selon ses propres paroles, « pleurer dans le giron du père Serge et se confesser auprès de lui ». L’archevêque Jean ajoutait: « Les paroles du père Serge était simples mais touchaient exactement leur but. C’était un homme paisible, lumineux, un homme de foi et de prière.
Les autorités civiles avaient elles aussi des relations très spéciales avec le père Serge. Le maire de Vanves avait beaucoup d’amour et de respect pour lui et venait de temps en temps s’entretenir avec lui. Père Serge n’hésitait pas à célébrer régulièrement des pannikhides pour les défunts des deux guerres mondiales, englobant dans sa prière les Orthodoxes morts au combat et leur compagnons, célébrations auxquelles assistaient sans faute les anciens combattants de la ville… Ils s’alignaient dans l’église, couverts de décorations, au pied des marches avec leurs drapeaux.
A SUIVRE…